, Les Spartiates ordonnaient jadis à leurs esclaves de s'asseoir à leur table, parce qu'ils savaient qu'ils aimaient trop le vin. Après les avoir autorisés à boire librement, ils se moquaient de leur ébriété. Ils apprenaient ainsi la sobriété à leurs fils

«. , « haec puritatis et munditiae virtus », « foedum mortalibus monstrum

, « vos popinae somniculatores », « ô Epicuree » (ibid., f. 30 v o et 32

, Sur ces recueils et leur mode d'emploi, voir l'étude classique d'Ann Moss, Les Recueils de lieu commun : méthode pour apprendre à penser à la Renaissance, vol.207, pp.212-262, 2014.

É. Aristote and . Nicomaque, , vol.II, 11072.

, Lefèvre d'Étaples, comment. à l'Éthique à Nicomaque, dans Tres conversiones?, f, vol.27

«. Utinam, tempestate tantum valerent homines ad intemperantiam potus, ebrietatemque temperandam : quantum legitur potuisse Xenocrates, qui cum Polaemo Atheniensis impudens iuuenis ebrius, coronatus, eius scholam cum sodalibus irrupisset : tunc de temperantia sermonem habens, eum ad temperantiae reuocauit honestatem, factusque ex eo die est Xenocratis auditor » (ibid., f. 30 v o ). Cf. Diogène Laërce, Vies des philosophes, p.16

, « Lacedaemonii seruos olim suae mensae aliquando assistere iubebant : quos vinosiores esse cognoscerent : quibus facta libere bibendi potestate : ebrii illudebant[ur], ut sic filios ex seruorum turpitudine conspecta, sobrios esse docerent » (ibid., f. 32 [pour 31] v o ). Cf. Vie de Lycurgue, p.57

, On se souvient de l'étymologie d'????????, nom grec de l'intempérance : elle est, à l'origine, l'état de celui dont les fautes ne sont pas punies, ce qui peut convenir à un enfant

, Et intemperantiam a puerilibus delictis traxisse nomen : plane volunt qui Cupidinem semper puerum esse fingunt » (ibid., f. 33 r o )

, Epigrammaton libri quattuor, éd, « Unde puer ? pueros quod facit ipse senes » (Michel Marulle

, « an gula intemperantiae filia sit mortale peccatum » (John Mair, dans Ethica Aristotelis Peripateticorum principis, cum Joannis Majoris Theologi Parisiensis Commentariis, 1530.

, Il est clair, quoi qu'il en soit, que l'argumentation de notre auteur prend surtout sens par le contexte politico-religieux de la lutte contre le luthéranisme, perçu comme vecteur d'innovations inacceptables : les jeûnes et mortifications font alors l'objet, de la part des réformés et des évangéliques, d'attaques que John Mair s'efforce visiblement de repousser. Ce qui se joue dans ces conditions, c'est l'irruption du débat d'actualité dans un cadre, le commentaire de l'Éthique à Nicomaque, qui ne semblait pas du tout fait pour l'accueillir, quelques décennies plus tôt : le processus d'actualisation à l'oeuvre dans les textes de Lefèvre et de Clichtove est poussé jusqu'à son terme, en même temps que déplacé sur un nouveau terrain. Un peu plus loin, après une longue défense du jeûne contre l'argument selon lequel l'Église devrait y renoncer, « comme quelques dépravés s'y efforcent aujourd'hui 81 », John Mair s'exclame : « que ces épicuriens qui haïssent le poisson et une vie trop frugale ferment leur bouche et cessent d'aiguiser contre l'Église leur langue venimeuse 82 ». L'épicurien n'est plus une figure universelle de l'intempérant, qui traverserait les âges d'Horace jusqu'au XVI e siècle. C'est une cible politique tout à fait transparente, hic et nunc. Ce sont ces « hérésiarques » qui s'en prennent aussi à la virginité 83 . Et cependant Mair, pour faire valoir ses arguments, sait écouter la voix des adversaires. On pourra ainsi lire ses propos sur les périls de l'insensibilité, cités plus haut, comme un appel à une réforme de l'intérieur : si cet appel n'a rien que de parfaitement catholique, il suggère que la critique, par certains réformés, d'hommes d'Église rongés par l'orgueil a été prise en compte. De même, en faisant sien tel ou tel trait d'écriture ou de raisonnement humaniste, définir la nature de ce rapport -avec la redécouverte progressive du scepticisme pyrrhonien, engagée notamment par Jean-François Pic de la Mirandole et qui sera plus tard sublimée par quelqu'un comme Montaigne. Après tout, les raisons invoquées par ce dernier pour expliquer son adhésion au catholicisme ne sont pas si différentes de celles que John Mair allègue ici pour justifier le jeûne, quoique le propos de Mair ne soit évidemment pas pensé comme un quelconque relativisme

, En témoignait déjà, à notre sens, la liste des mets dont la consommation serait contraire à l'usage britannique : « testudines, ranunculos, boletos, carnes humanas, et cetera id genus ». Car les Britanniques ne mangent pas de tortues, mais il est rare que d'autres peuples s'en délectent. S'ils n'aiment pas les petites grenouilles, il paraît improbable qu'ils se régalent des grosses. Quant aux chairs humaines, elles ne sont pas tout à fait sur le même plan que les bolets, bien que l'auteur semble les trouver du même « genre » : sans être sous-tendue par une réflexion pré-montaignienne sur le cannibalisme, cette insolite collision a quelque chose du paradoxe humaniste et ne peut que faire sourire. Or, le fait qu'il soit ici question des Britanniques, alors même que l, Du dialogisme dont témoignent ses questions résulte, en tout cas, une étonnante personnalité littéraire, dont on aimerait relever une dernière caractéristique : l'humour

, Plerisque videtur ieiunium ecclesiae abiiciendum esse sicut nunc nonnulli deprauati moliuntur » (Mair, dans Ethica?

, « Epicurei piscium et vitae frugalioris osores frenum labiis imponant et virulentam linguam in ecclesiam exacuere desistant

, « ob Heresiarchas et eorum sectatores virginitatem exterminantes qui candida denigrant et atra dealbant ambigitur : quem locum inter [?] castitates virginalis nitor sibi vendicet

H. Mair and . Majoris-britanniae-tam-angliae-quam-scotiae, Josse Bade, 1521. passage fonctionne comme une signature. Et c'est ainsi que l'humour devient un élément constitutif d'une persona auctoriale bien définie. De même, quand Mair démontre l'éminente valeur de la virginité par rapport à la viduité et à la chasteté conjugale, il ajoute à propos de cette dernière la remarque suivante, qui conclut son propos : À la chasteté conjugale est échu le rang intrinsèquement le plus bas

, Elle est cependant aimable et facile si l'homme est tombé sur une femme honnête ; s'il se retrouve avec une femme impudique, acariâtre et plus jacassière qu'une pie 85 , c'est une grande calamité. Et c'est pourquoi les saints ont accordé, non sans raison

, Mais alors qu'il essaie en général de simplifier son argumentation, Mair reprend ici l'alternance traditionnelle entre objections et réponses, puisqu'il énonce les preuves que l'on pourrait lui opposer : Le paon se plaît à faire la roue au soleil et souffre de se voir les pattes sales. Quand les plumes lui tombent et qu'il perd sa queue, parce que c'est la saison, il en éprouve de la honte et part se cacher. Lorsqu'elles repoussent, il est gai et se montre. De même pour l'ouïe : selon Pline, le dauphin prend plaisir à chanter. Et l'on cite souvent ce mot de Caton 87 : « de sa flûte au doux son, l'oiseleur prend l'oiseau ». Troisièmement, les chiens peuvent jouir d'une odeur, sans lien avec la nourriture 88 . C'est manifeste : quand ils se rencontrent, ils se reniflent et se flairent mutuellement. Quatrièmement, le cygne qui va mourir chante d'un chant suave. Cinquièmement, les chiens se plaisent à renifler leurs maîtres quand ils arrivent, La liberté de ton avec laquelle l'auteur décrit la castitas connubialis comme une calamité ne manque pas de sel, de la part d'un théologien. La reprise du cliché sur la femme jacassière, de surcroît imagé par une comparaison animale, flatte les tendances misogynes d'un public masculin

, ou la poule qui pond son oeuf, font un contraste plaisant avec le chant du cygne. Mais quelque chose d'autre affleure ici : ce qu'on pourrait appeler l'humour du logicien. Car toutes les objections examinées ont pour elles une certaine force. Toutes, sauf une : le chant du cygne, justement, quelque noble que soit l'animal en question. Les hommes, certes, le trouvent suave. Mais rien ne dit que le cygne lui-même en tire de l'agrément. Cet argument, par conséquent, ne prouve rien ! Or, il est significatif que John Mair réfute d'abord les autres objections, qu'il examine tantôt isolément, Toutes ces preuves ne revêtent pas le même caractère de gravité et les chiens qui se flairent

, « connubialis castitas absolute inter has species infimum sortitur locum : quae tamen est pulchra facilisque si vir probam nactus fuerit foeminam : sed si impudicam, morosam et turture loquaciorem inuenerit, est magna calamitas : propterea non ab re sancti virginitati primas dedere partes

, Il est ici question de Dionysius Cato

, tous les plaisirs de l'animal se rapportent au goût ou au toucher, mais ce rapport est parfois indirect, vol.1118

, Et vulgo dicitur illud Catonis : Fistula dulce canit volucrem dum decipit auceps. Tertio canes odore non relatiue ad cibum gauent, patet quia cum sibi occurrunt mutuo odorant et seipsos olfaciunt. Quarto holor moriturus suauitur canit. Quinto canes delectantur in olfactu magistrorum aduenientium. Sexto gallus cantat et in hoc delectatur, erectione caudae contra solem delectatur, et dolet in pedum foedorum aspectu, et depositis pennis per anni vices cauda amissa pudibundus quaerit latebram, quae cum renascuntur, hilaris in publicum progreditur

, il connaît lui aussi les vertus rhétoriques de la chute : Quant au quatrième point, je concède que le cygne qui va mourir chante de manière tout à fait suave, en me fondant sur ce passage d'Ovide : « à l'appel des destins

, Ce qui est sûr, c'est qu'il cite le texte des Héroïdes (VII, 3-4) en conséquence. Car Ovide écrit en fait herbis et non undis ; mais les « ondes humides » forment un pléonasme tout à la fois lourdaud et plein de sel, au terme duquel le maître continue de parler pour ne rien dire. Le discours scolastique prend ainsi ses distances avec lui-même 91 . Et l'on ne peut s'empêcher de voir dans cette distanciation, sinon cette autodérision, un autre indice de l'empreinte humaniste. Ce sont là, en tout cas, des plaisirs d'écriture qui ont été peu explorés par la critique. Et l'on en trouverait d'autres chez John Mair, si l'on examinait d'autres vertus que celle-ci 92 . Mais les questions sur la tempérance permettent de mieux voir ces plaisirs littéraires, pour la simple raison qu'ils s'y trouvent sans doute en plus grand nombre : la tempérance ne concerne-t-elle pas le plaisir, justement, et tout plaisir n'appelle-t-il pas d'autres plaisirs supplémentaires ? * * * Tous ces commentaires sur l'Éthique à Nicomaque forment un corpus apparemment bien aride, et c'est sans doute ce qui explique qu'ils soient souvent si négligés. S'y immerger, c'est pénétrer un monde à part, comme englouti, sur lequel il est très difficile d'avoir une vue globale : nous-même, qui nous y sommes risqué par une entrée toute ponctuelle, n'avons certainement pas atteint à cette position surplombante qui permettrait de les juger à leur juste valeur. Tout reste à faire, pour redécouvrir cet univers grouillant de mots et d'idées que les siècles ont rendus étrangers à nos propres manières de parler et de penser. Mais ce que l'on espère avoir mis en lumière et que ces textes recèlent de manière inattendue, au moins à partir de ce tournant que constituent les travaux de Lefèvre d'Étaples, c'est une littérarité. Cette littérarité excède les seules limites de ce qu'il est convenu d'appeler l'humanisme et c'est pourquoi l'on aimerait avoir montré que la frontière avec la scolastique, malgré d'incontestables antagonismes, À une preuve qui ne prouve rien répond alors un argument qui n'est pas moins absurde, puisqu'il ne réfute rien non plus, sans doute parce qu'il n'y a rien à réfuter. Humour du nonsense? John Mair nous fait ici entendre l'amusement du maître face à ces cancres qui, sans doute, ne savaient pas trouver les bonnes objections

, Sic ubi fata vocant vdis abiectus in undis. Ad vada Maeandri concinit albus holor

, Nos conclusions sur ce point ne sont pas contredites par certaines lignes critiques que Mair adresse aux théologiens, c'està-dire à sa propre profession, dans une lettre à Noël Béda et Pierre Tempête : voir James K. Farge, « John Mair : an historical introduction, p.21

. Ainsi and . Dans-humanisme, nous avions déjà relevé un jeu de mots, sur l'épithète « absolutus » et l'adverbe « absolute », dans des développements polémiques sur la connexion des vertus, p.279

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