, Cela résulte très largement d'une illusion d'optique, entretenue par certains courants de pensée qui, prônant un désengagement généralisé de l'État, trouvent tout intérêt à théoriser son impuissance. Mais la crise dont les principales composantes ont été rappelées plus haut n'est pas une crise de l'État ou du politique en général : c'est la crise d'une certaine conception du politique et de l'État, celle qui -héritée d'Aristote, reprise par le droit romain

. C'est-parce-que-le-politique-est-pensé-en-termes-de, État est pensé en termes de souveraineté et que l'ère actuelle des souverainetés limitées est vécue comme un prélude à la fin des États. Mais prenons nos distances avec la tradition juridique héritée de Rome et situons nous dans une perspective anthropologique plus large : nous verrons alors que ce n'est pas le pouvoir qui produit le politique, mais que c'est le politique qui produit le pouvoir. De cela un indice parmi bien d'autres, l'existence de nombreuses sociétés où le but ultime de l'activité politique est d'exorciser le pouvoir, de le tenir à distance de la vie de la société, comme l'ont montré les travaux de Pierre Clastres sur les sociétés indiennes d'Amérique Quand, dans la société primitive, l'économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l'activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c'est que la société n'est plus primitive, c'est qu'elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c

, même si le politique se dit en de multiples sens, même si ce sens n'est pas immédiatement déchiffrable et si on à dénouer l'énigme d'un pouvoir impuissant » : Même dans les sociétés où l'institution politique est absente (par exemple, où il n'existe pas de chefs), même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence impossible, Est-ce à dire que ces sociétés primitives sont a-politiques ? Non, car « toutes les sociétés, archaïques ou non, sont politiques

, Ce n'est pas ici le lieu d'en débattre. Mais la question présente l'intérêt de souligner qu'en arrière plan du rapport de l'État au pouvoir, il y a l'exercice de la coercition, que dans un texte célèbre Max Weber formulait ainsi : Depuis toujours les groupements politiques les plus divers -à commencer par la parentèle-ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé -la notion de territoire étant une de ses caractéristiques, On pourrait discuter longuement pour savoir s'il s'agit là de « politique sans pouvoir » ou de « pouvoir sans coercition

. Or, comme magistère d'influence, ce sont les bases et les modalités du pouvoir de coercition, de ce monopole de la violence physique légitime, qui sont aujourd'hui remises en cause. Et cela conduit à réactualiser aux sociétés contemporaines l'interrogation de Pierre Clastres : comment penser aujourd'hui le politique en dehors du pouvoir ou, à défaut, comment penser un pouvoir politique sans coercition ? Un retour aux sources antiques permet d'esquisser quelques éléments de réponse. Pour en rester à la tradition occidentale (le confucianisme nous procurerait bien d'autres pistes de réflexion)

P. Clastres, La société contre l'État, p.169, 1974.

M. Weber, Gesammelte Politische Schriften, München, Drei Masken Verlag, 1921; trad. franç. « Le métier et la vocation d'homme politique, Le savant et le politique, vol.12, pp.101-102, 1919.

, Reprenant la leçon de Platon, qui fondait sur le savoir le vrai principe du gouvernement 29 , il précise : Mais que l'homme soit un animal politique à un plus haut degré qu'une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l'état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l'homme, seul de tous les animaux, possède la parole

, En amont de l'exercice de l'autorité et de l'organisation des pouvoirs, le politique est donc fondamentalement une instance de production du sens de la vie collective. Et, dans un État démocratique, le pouvoir lui-même n'est accepté que dans la mesure où il s'inscrit dans des représentations considérées socialement comme légitimes

, pour investir le champ, aujourd'hui en jachère, de la production des significations sociales. Évidemment pas pour fabriquer on ne sait quelle vérité officielle (car le remède serait pire que le mal), mais pour contribuer à une compréhension partagée du monde et de la société, dans leurs incessantes métamorphoses. Ils répondraient ainsi à « l'impératif d'interpréter » souligné par Pierre Legendre 31 . De cette herméneutique sociétale, dont le manque est aujourd'hui manifeste, il appartiendrait à l'État de garantir la légitimité et d'assurer la clôture, Cela ouvre aux États un champ d'action considérable, dès lors qu'ils acceptent de se projeter au delà des technologies économiques et des ingénieries administratives

. Cf, L. Platon, and . Politique, , pp.396-400

L. Aristote and . Politique, , p.29, 1970.

P. Legendre, «. 2010, and ». L'impératif-d'interpréter, Le Point fixe, vol.13, pp.99-122