, « Faire remonter » : combien de fois avonsnous entendu cette expression ? Faire remonter : toute une digestion directoriale, relents de bile dans la bouche avant que redescendent ordres, contrordres, informations importantes, suggestions pressantes, vérités évidentes, invention du fil à couper le beurre, un goût de ficelle grosse comme une couleuvre à avaler, la régurgitation d'une sorte de monstre

, Le vocabulaire trahit l'impossibilité de la direction de sortir des cadres hiérarchiques, de reconstruire une véritable participation. « Il faut remettre de l'humain dans les rouages ». Image qui réduit les relations à de simples lubrifiants et ne rend pas compte de l'importance des échanges, du débat, de la confiance. Les personnes réelles, avec leur histoire, leur caractère

, Les individus concrets sont oubliés, effacés par des salariés génériques. Cela est encore plus évident avec les salariés qui se sont suicidés ou sont morts prématurément, L'organisation du travail et la gestion du stress les rendent anonymes, abstraites

L. , Quand elle est retirée, la plaque est remise au fils du défunt, alors stagiaire dans l'entreprise : « Le jeune, bras ballants, impuissant, n'ayant jamais connu son père qu'à travers un marbre de cimetière, voilà qu'on lui demandait de l'enterrer à nouveau, de le faire disparaître hors de notre vie, d'effacer cette trace à notre place. Nous, on ne sait plus quoi en faire, on ne sait plus s'encombrer de rien, pas prévu dans la grande modernité du monde de garder quelques vieilles empruntes, stigmates de ceux qui en leur temps, avaient su se sacrifier pour? Pour quoi déjà ? On avait oublié, pp.124-125

. Pour, entreprend alors de rédiger, pour lui-même, pour ne pas oublier, une liste des prénoms de ces collègues disparus ; nouvelle activité qui lui permet de tenir dans un contexte difficile

, Au-delà de la description sur la longue durée des transformations du travail et de son organisation dans une entreprise de télécommunication, c'est le travail sur la langue, l'usage des mots, qui font la force et l'originalité de ces deux romans (d'où les longues et nombreuses citations). C'est pourquoi Thierry Beinstingel ne nomme pas l'entreprise bien qu'elle soit reconnaissable ; que le personnage principal est appelé « le nouveau » ; que Central suit, à l'instar de ce qui avait été préconisé par Georges Perec et l'Oulipo, une contrainte rédactionnelle forte. Nous sommes dans la fiction

, Puisque la souffrance décrite est largement une question de mots rendus artificiels par l'organisation, de langage instrumentalisé et déshumanisé, de noms de personnes ou de choses qui ne font plus sens, de petites phrases qui blessent et tuent, 2017.

, La littérature peut ainsi avoir une fonction sociale et politique en luttant contre un monde qui fait disparaître le travail derrière la rentabilité, contre une novlangue managériale qui déshumanise, désocialise et décontextualise les activités productives ainsi que les femmes et les hommes qui y mettent en jeu leur créativité, leur identité et leur empathie. Plus modestement, l'écriture (et la lecture) peuvent servir d'exutoire, de partages des émotions, de construction d'un sens aux situations difficiles que ne soit pas imposé par le management ou les experts. Cela suppose à la fois une connaissance des milieux de travail (qu'elle soit personnelle ou acquise au contact des travailleurs) et une invention stylistique et créative. Par différents procédés proprement littéraires, le roman permet d'aborder de façon particulière les situations sociales : omniscience narrative (pouvoir connaître les pensées intimes du personnage en plus de ses actes), voire poly-omniscience (quand l'auteur nous permet de rentrer dans la tête de plusieurs personnages en même temps ou successivement), métaphore, métonymie, typification, clichés, allitération, contraintes stylistiques signifiantes, etc. Tout en s'éloignant d'une description plate des situations sociales, cela permet d'en souligner le sens, l'intelligibilité, la particularité, La sociologie du roman a souvent présenté la littérature comme un « reflet » du réel, mais le romancier est aussi celui qui peut participer à la construction du réel par les images qu'il insuffle, les significations et les idées qu'il personnifie et concrétise à travers les personnages et les situations mises en mots, les expériences qu'il partage, 2019.

T. Beinstingel, La représentation du travail dans les récits français depuis la fin des Trente Glorieuses, thèse de doctorat sous la dir. d'Hervé Bismuth et Jacques Poirier, 2017.

B. Diehl and G. Doublet, Orange, le déchirement. France Télécom ou La dérive du management, 2010.

D. Roy and I. , Orange Stressé. Le management par le stress à France Télécom, 2009.

L. Guillant and L. , « Incidences psychopathologiques de la condition de «bonne à tout faire» », in L'Évolution psychiatrique, vol.28, pp.3-64, 1963.

M. Loriol, Le réel à l'épreuve de l'écriture, vol.9, pp.13-28, 2019.

C. W. Mills, L'imagination sociologique, 1959.