, implacables l'un pour l'autre et irréconciliables ennemis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance

, Les moralistes imprégnés de thomisme, tenants de l'eutrapélie, dénoncent un jeu qui ne remplirait pas ses fonctions hygiéniques : fatigant (trop long), dangereux, inquiétant, suscitant le blasphème. La Bruyère adopte leur point de vue

L. , honnêteté et de la conversation, mettent en garde contre certains ferments délétères que recèlent les cartes ou les dés. La Bruyère ne manque pas de souligner l'incompatibilité des maximes de l'honnêteté avec la pratique du jeu. Mais là encore, il systématise l'argumentation, et exclut tout accommodement

, Quand il s'oppose enfin à la passion du jeu au nom d'une défense de l'ordre social, du mérite, de l'effort, de la raison, l'auteur des Caractères met en avant des principes qui annoncent ceux des « philosophes, En ce cas, comme en beaucoup d'autres domaines

, Dans sa dénonciation méthodique de l'activité de jeu et de tous ceux qui s'y adonnent, La Bruyère rencontre cependant un obstacle : un point échappe à son système, qui risquerait de le forcer à réévaluer ses conclusions. Il s'agit de l

L. Guerrier, ils l'attirent, et semblent presque le déterminer : non seulement ils savent ce que le sot et le poltron ignorent, je veux dire, se servir du hasard quand il arrive ; ils savent même profiter par leurs précautions et leurs mesures d'un tel ou d'un tel hasard, ou de plusieurs tout à la fois : si ce point arrive, ils gagnent ; si c'est cet autre, ils gagnent encore ; un même point souvent les fait gagner de plusieurs manières : ces hommes sages peuvent être loués de leur bonne fortune comme de leur bonne conduite, p.74

, Et cette qualité éminente, celle dont font preuve les grands hommes en se montrant supérieurs au hasard lui-même, s'exprime de façon authentique dans le jeu. L'esprit du jeu, concède La Bruyère, se manifeste par une exceptionnelle faculté d'adaptation. Mais si l'on en croit une autre remarque (« De l'homme », 142), cette qualité, est l'apanage de l'homme « du meilleur esprit », et l'antithèse du sot, que le moraliste caractérise précisément comme automate. L'art de l'intermittence, la science de l'occasion, Le moraliste rencontre là une qualité qui a fasciné son époque -Gracián et La Rochefoucauld notamment, à la suite de Machiavel 25

, La Bruyère se trouve ainsi partagé entre admiration et répulsion. L'esprit du jeu constitue pour lui un mystère 26

, pourrait-on me le définir ? ne faut-il ni prévoyance, ni finesse, ni habileté pour jouer l'hombre ou les échecs ? et s'il en faut, pourquoi voit-on des imbéciles qui y excellent, et de très beaux génies qui n'ont pu même atteindre la médiocrité, à qui une pièce ou une carte dans les mains, p.56

, et de son épaisseur idéologique que nous avons mise en relief, cette méditation sur l'esprit du jeu s'étend plus largement à l'esprit nécessaire pour « faire fortune ». Comment justifier la réussite éclatante de personnes dépourvues apparemment de tout don ?

, Sur cette question, voir : L. Thirouin, « La pensée du hasard chez Gracián et La Rochefoucauld », Revue des Langues néo-latines, n°273 (avril-juin 1990) 84e année, fascicule 2, pp.17-40

, Sur l'énigme que pose l'esprit du jeu aux moralistes classiques, voir : D. Reynaud et L. Thirouin, « L'esprit du jeu : pourrait-on me le définir ? », Droits, vol.63, pp.69-78, 2016.

. Il-faut-une-sorte-d'esprit-pour-faire-fortune and . Grande-fortune-:-ce-n',

, La considération du jeu, sous sa forme restreinte et spécifique, comme sous sa forme générale, débouche sur une question insoluble

L. Qu, il y trouve, ou plutôt l'attrait que peut exercer cette sorte de divertissements constituent un mystère pour un moraliste comme La Bruyère. Indigné, l'écrivain est en même temps déconcerté

, Qu'ils trouvent donc sous leur main autant de dupes qu'il en faut pour leur subsistance, c'est ce qui me passe, Des biens de fortune, p.74

J. Avec-le, La Bruyère se trouve bien aux prises avec une question irritante qui « le passe ». Il apparaît encore en cela comme un annonciateur du siècle des lumières. Dans une étude ancienne, mais qui reste suggestive, R. Mauzi résume ainsi le problème que l'existence du jeu pose aux philosophes et moralistes du XVIII e siècle : Les joueurs ne donnent pas seulement raison à Hobbes, mais aussi à Pascal. Comment la morale du siècle, qui compte Hobbes et Pascal parmi ses ennemis les plus illustres

, Ils réitèrent en outre, par leur comportement, les paradoxes de Pascal, auxquels La Bruyère comme le XVIII e siècle aimeraient tant échapper : la notion de divertissement, qui pulvérise la rassurante dialectique de l'utilité et du délassement ; l'impossibilité de prendre en compte les mérites, pour asseoir l'ordre social d'une manière économiquement et moralement satisfaisante

, La Bruyère est mis en face de ses propres inconséquences idéologiques. Le moraliste est amené à défendre un ordre qu'il abhorre, ou du moins à condamner les forces qui s'y opposent. L'animosité, la répugnance même qu'il témoigne à l'égard de cette activité humaine trahissent une fragilité secrète de sa doctrine ; elles mettent en lumière la précarité idéologique du moraliste, à la charnière de deux siècles. À cet égard, la question du jeu est bien un point critique

R. Mauzi, Écrivains et moralistes du XVIIIe siècle devant les jeux de hasard, p.241, 1958.

R. Mauzi, , p.240