, Les insultes proférées par le jeune Ernst sont, avonsnous dit en première lecture, comme les substituts des objets que l'enfant aimerait envoyer à la face de son père. D'une certaine manière, on voit les assiettes, les lampes, les serviettes et, avec elles, tous les objets de la maison fuser et voler en éclats, les uns après les autres, comme dans la meilleure scène de ménage. L'enfant fait preuve ici, à mon sens, d'une exceptionnelle maîtrise de l'outil langagier et, si je ne craignais pas l'anachronisme, je dirais même qu'il livre une magistrale analyse componentielle de l'insulte, en donnant à voir -nettement dissociés, déconstruits et décomposés -les deux constituants de l'insulte, véhiculés chacun par un signifiant différent, Peu d'exemples en effet donnent à voir aussi clairement cette double tension que l'épisode rapporté par Freud

, tu es la cible de l'assiette que je te lance fictivement à la face », cela veut dire aussi quelque chose comme « toi, tu n'es qu'une assiette » ou, « par la parole, par son pouvoir agissant, performatif, je te réduis à l'état d'assiette ». Le projectile « assiette » devient alors un classificateur par un renversement de la pensée, par une inversion du cinétisme transformant le point mobile en point fixe et réciproquement : fort du pouvoir que lui donne la parole de déplacer des objets pour les projeter sur sa cible, c'est le père lui-même que l'enfant soulève à bout de bras pour le jeter imaginairement dans la catégorie des objets inanimés qu'il énumère -lampe, serviette, assiette. Dans un premier mouvement, je déplace un objet (le projectile) en direction de quelqu'un dont je fais ma cible, dans un deuxième temps, j'inverse le mouvement en dé-plaçant ce quelqu'un pour lui réassigner une place au sein d'un ensemble imaginaire (ici celui des objets de la maison) : de cible « toi » devient objet et d'objet « lampe » est devenu cible. Il s'agit là d'un prodigieux renversement axiologique : c'est l'injurié luiFederico BRAVO, Mais « toi assiette » ne se laisse pas lire uniquement comme « toi, pp.91-102, 2015.

, Après une première décharge motrice du corps vers le signifiant, l'enfant doit encore pourvoir aux exigences du signifié et c'est ce deuxième mouvement, qui implique un minimum de planification sémantique, que l'enfant, pris à court de mots, semble bien avoir raté. On peut dire pour conclure que l'injurieur frappe toujours deux fois, qu'il « touche » deux fois le corps de l'autre, par un signifiant intrusif d'abord qui, tel un projectile, infiltre le corps de l'adversaire, et par un travail de symbolisation ensuite qui le dé-place fictivement pour le faire entrer dans une catégorie. C'est ainsi que, du somatique au sémiotique puis du sémiotique au sémantique, le sujet accède -par une sorte d'allègement corporel du langage et grâce au pouvoir sublimatif de la parole -à l'expression linguistique de l'insulte. Remonter aux sources de l'insulte suppose selon moi remonter aux sources mêmes de l'étayage du langage sur le corps, ce que montre particulièrement bien le cas du jeune Ernst dont la parole, encore trop engagée du côté du corps, rend compte d'une sémiogénèse réussie couplée à une sémantogénèse génialement ratée qui, par l'effet de sidération provoqué, va le mettre à l'abri de toute sanction, même qui est re-versé, littéralement projeté dans un ensemble. Réduire l'autre à l'état de fragment d'un tout ou le hisser au rang de représentant de cet ensemble, la démarche métonymique est partout la même car -et c'est la raison pour laquelle je pense que toute insulte a un fondement raciste -il s'agit dans tous les cas d'affubler l'autre d'un trait distinctif puis, antagoniquement