, La perspective mimétique fait largement place à un effet qui garantit la possibilité d'être ému : le désordre n'est pas tant celui d'une mauvaise représentation du monde, qu'« une cause certaine de l'embarras du spectateur, & du peu d'action de l'ouvrage sur son âme ». La simplicité n'est plus seulement l'expression d'une esthétique de l'économie abstraite des moyens, fondée sur un ordre du monde, mais elle devient le moyen d'une émotion de l'âme et d'une impression vive : « Plus les efforts que l'on fait pour nous émouvoir sont à découvert, moins nous sommes émus ; d'où il faut conclure que moins l'artiste emploie de moyens à produire un effet, plus il a de mérite à le produire, & plus le spectateur se livre volontiers à l'impression qu'on a cherché à faire sur lui ». L'Encyclopédie contient deux articles qui confrontent précisément la peinture, et particulièrement sa machine, avec le poème, où le terme reste moins fréquent, qu'entretiendraient les parties elles-mêmes (leur juste mesure) ni à la vérité de l'objet qui est représenté, vol.61

, A cela s'ajoutent d'autres difficultés spécifiques, qui sont techniques : compenser les irrégularités et les courbures du support ou procurer une lumière vive sur des voûtes peu éclairées. Le rapprochement des « grands poèmes » et des « grandes machines » invite à se demander pour quelles raisons les oeuvres « littéraires » sont moins volontiers des machines, alors que peuvent se trouver convoqués les mêmes éléments d'agencement spirituel produisant un effet d'ensemble qui frappe et émeuve. L'article comporte quelques éléments indirects de réponse. La peinture implique des aspects beaucoup plus nettement matériels (sa mécanique) que les arts du verbe, dont la matérialité (la mécanique du vers) reste plus abstraite : elle est déjà prise dans la signification, ce qui n'est le cas ni de la toile, ni des couleurs. La sorte de défi mimétique qu'indique l'article porte sur des objets qui en eux-mêmes échappent à l'abstraction du sens : il s'agit de donner un mouvement à ce qui en est privé, de faire voir de l'incorporel. Les relations entre les éléments qui forment la machine du tableau se disposent dans un espace où ils peuvent être l'objet d'une perception simultanée, d'un effet d'ensemble qui peut être perçu en un instant. Les éléments qui composent le tout échappent à la succession en ce qu'ils restent co-présents dans la matérialité d'une composition immobile. Il en est autrement des oeuvres narratives mentionné par l'article. La « réunion et l'accord » des parties infinies est l'agencement d'éléments qui sont déjà pris dans des réseaux signifiants dont la matière est moins présente. L'objet de la représentation est ainsi plus nettement lié à une connaissance possible (éclairer, instruire). Il s'agit par ailleurs d'ordonner des éléments d'action (le poème est une représentation d'actions : il s'agit de faire agir, de faire parler) dont les rapports ne relèvent pas d'une présence spatiale simultanée, mais d'un déroulement dont les composantes s'effacent à mesure que la représentation s'exécute (dans la lecture ou le spectacle). Cette temporalité intime nuit à l'image de la machine, à laquelle l'âge classique associe constamment un imaginaire de la simultanéité, qui forme un défi pour les compositions qui impliquent des éléments successifs : SIMULTANÉE, adj. m. (Gram.) qui s'accomplissent ou s, L'article présente ces « parties essentielles » de la manière suivante : il s'agit de « faire agir » des dieux, des héros ou des rois, de « faire parler » des sages, d'« animer » des passions. Le propos de cette unité des parties est d'« élever les âmes », de « toucher les coeurs », d'« éclairer les esprits » et d'« instruire les hommes

, Enfin, les rapports entre les parties d'une action lorsqu'elles sont agencées (qu'elles ne sont pas seulement juxtaposées et chronologiques) induisent des relations qui sont de l'ordre de la causalité, non de la contiguïté : les parties du poème sont liées lorsque les éléments d'intrigue passent de l'ordre 61 PLAFOND DE PEINTURE, Peinture), vol.XI, p.677

, ce qui est le vrai garant de l'unité de l'ensemble. L'effet produit ne résulte pas seulement de l'action de parties matérielles sur notre capacité à percevoir l'effet d'un ensemble. La perception même du poème comme totalité implique l'intelligence de relations qui échappent à une perception immédiate : il faut penser l'assemblage d'un tout artificiel qui a un commencement, un milieu et une fin, et dont l'unité se détermine en fonction de relations logiques et temporelles, non de rapports entre des éléments sensibles et disposés dans l'espace. On tient là une des raisons pour lesquelles le poème est plus facilement une machine pour celui, chronologique à un ordre causal où ils s'expliquent (ils se font les uns à cause des autres)

, Une galerie pourrait permettre d'envisager ainsi l'unité de « moments différents d'une histoire » dont la répartition serait faite « avec l'intelligence nécessaire pour les rendre dépendants les uns des autres ». Ce serait « à la Peinture ce qu'est à la Poésie un poème excellent, où tout marche & se suit ». Une telle oeuvre serait celle d'un « véritable génie », et c'est précisément lorsque l'article évoque cette individualité géniale que « machine » intervient : « Quelle machine, en effet, à concevoir, à disposer, à créer, à animer enfin ! C'est à des ouvrages de cette espèce qu'on reconnaît le caractère de divinité par lequel ce qu'on appelle génie a mérité dans tous les âges & méritera toujours l'hommage des hommes ». L'unité véritable et dramatique de cette galerie lui conférerait le moyen de cesser d'être une collection d'oeuvres disparates. Surtout, elle atteindrait le point de perfection dont parle Watelet, GALERIE 63 de Watelet précise

J. Marmontel, Marmontel ne renonce pas à la machine à merveille, dont l'illusion se dissipe lorsque l'on en considère les causes : « pour nous faire imaginer la nature appliquée à former un prodige, il faut d'abord que l'objet en soit digne à nos yeux, par l'importance que nous y attachons ; et de plus que les moyens que la nature a mis en oeuvre, nous soient inconnus ou cachés, comme les cordes d'une machine. Dès que nous les apercevons, l'illusion se dissipe, et au lieu d'un spectacle étonnant, ce n'est plus qu'un fait ordinaire » 65. Marmontel développe alors des éléments techniques sur ce qu'il nomme « la grande machine du merveilleux » 66. Il s'agit, par exemple, d'instaurer l'usage de baisser la toile à la fin de chaque acte, ce dont résulterait le perfectionnement de l'illusion, par « la facilité de changer le lieu de l'action, et de préparer le spectacle sans qu'on vît le jeu des machines et les mouvements des décorations » et sans que cela annonce systématiquement quelque préparation décorative : « On en use ainsi toutes les fois que l'appareil du théâtre l'exige ; mais par-là le spectateur est averti du changement, qui est l'écho sonore de l'époque que nous considérons propose dans sa Poétique française de 1763 64 un état singulier du statut de cette machine poétique qui participe de la formation d'une esthétique moderne. Les considérations les plus anciennes sur le merveilleux et le beau idéal alternent avec les possibilités neuves offertes par une poétique des effets et de l'invention créatrice, vol.67, p.443

J. Marmontel and P. Françoise, , p.1763

. Ibid, , p.221

. Idem,

, C'est dans l'ordre de sa structure, mais aussi, par sa force que la grande machine de la tragédie des modernes est alors plus ample et complexe : Leurs progrès, leurs combats, leurs ravages, tous les maux qu'elles ont causés, les vertus qu'elles ont étouffées comme dans leur germe, les crimes qu'elles ont fait éclore du sein même de l'innocence, du fond d'un naturel heureux : tels furent, dis-je, les tableaux que présenta la tragédie. On vit sur le théâtre les plus grands intérêts du coeur humain combinés et mis en balance, les caractères opposés et développés l'un par l'autre, les penchants divers combattus et s'irritant contre les obstacles, l'homme aux prises avec la fortune, Cet art d'engrener les roues de ces deux machines et d'en tirer une action combinée, est celui d'Homère au plus haut degré 68

, et de ce tout avec le sujet : « Le morceau le mieux travaillé n'a de valeur qu'autant qu'il est une pièce essentielle de la machine, et qu'il y remplit exactement sa place et sa destination. Ce n'est donc jamais la beauté de telle ou telle partie qui doit déterminer le choix du sujet » 72. Mais le rapport constitutif de ce que Marmontel appelle le « système complet de sa composition et de ses mouvement », autrement dit sa machine, renvoie aussi aux mouvements que l'on veut produire. Si dans l'épopée ou dans la tragédie anciennes, l'effet que l'on a voulu engendrer « c'est une action intéressante, et qui dans son cours répande l'illusion, l'inquiétude, la surprise, la terreur et la pitié », il a fallu que les Grecs utilisent « les dieux et les destins », qui furent pour eux « les premiers mobiles de l'action ». Or, pour les modernes, il faut d'autres ressorts. L'expression suit alors l'image continuée des roues, de leur enchaînement et de l'effet qui résulte de leur action : « chez nous, les passions humaines ; les roues de la machine, ce sont les caractères ; l'intrigue en est l'enchaînement ; et l'effet qui résulte de leur jeu combiné, c'est l'illusion, le pathétique, le plaisir et l'utilité. On dira la même chose de la comédie, en mettant le ridicule à la place du pathétique. Ainsi de tous les genres de poésie, relativement à leur caractère, et à la fin qu'ils se proposent, Si le poème « est un édifice dont toutes les parties doivent concourir à la solidité, à la beauté du tout » 70 , c'est plutôt, ajoute-t-il immédiatement, « une machine dans laquelle tout doit être combiné pour produire un mouvement commun » 71. La correction reste dans le contexte des relations entre les parties et le tout, p.73

, Pour que des oeuvres « littéraires », au sens désormais moderne, puissent être des machines, il faut que la conception géniale l'emporte tout à fait sur les résistances inhérentes à leurs composantes rationnelles. Mais l'on sait aussi que ce n'est pas à l'idée de machine que profiteront ces développements

. Ibid, , pp.432-433

. Ibid, , pp.172-173

. Ibid, , p.332

. Idem,

. Ibid, , pp.332-333

. Idem,