, et suivent la route en s'écartant du poste, jusqu'à ce que la nuit tombe et empêche de distinguer quoi que ce soit à dix pas. Alors, mélancoliquement, sans un mot, on s'en revient, non sans se retourner chaque fois que se produit un bruit ressemblant à celui d'un pas sur le sol dur du sentier, puis on s'attable tristement pour le repas du soir, sans grand appétit. Les boys savent ce que c

. Parfois, traduit le sentiment général d'une exclamation sourde : Sale pays ! Tous ces yeux mornes penchés sur les assiettes regardent en réalité bien plus loin ils regardent par-delà la brousse et le désert, par-delà la mer, vers la maison natale, vers la nappe blanche autour de laquelle sont assis les vieux, ou les petits, ou la fiancée, ou la femme, qui songent dans le même silence au fils, au père, au fiancé, au mari lointain, dont les nouvelles mettent si longtemps à venir et qui peut-être à cette heure est seul, vol.65

, Léon Mercier, affecté depuis plusieurs mois dans le territoire militaire du Tchad, écrit sa détresse à son cousin, en février 1902, depuis N'Gouri : « Attention, je deviens morose : PAS UNE LETTRE DE FRANCE DEPUIS 8 MOIS ; le reste je m'en fous, mais de cela pas ; je suis le seul sur terre qui ne crée pas de travail au service des Postes ! Heureusement que les copains d'ici ont pitié de moi et mes officiers aussi, ils m'envoient des journaux que je dévore ! Enfin, avez-vous des entrailles de parents, coquin de sort, ou êtes-vous tous en prison, que personne ne songe à moi dans ce maudit petit coin de l'Afrique ! Moi je vous écris souvent, ça me console, On a bien du mal à se figurer l'attente interminable que subissent certains, loin des grandes villes et des noeuds de distribution des réseaux

E. Reçu-une-lettre-de-toi and . Tout, Dis-le à ma tante sans lui faire de la peine, car de toute la terre je n'ai reçu que ta lettre. » 66 Et le 22 novembre de la même année, on perçoit une inquiétude non dissimulée : « Mon cher Pierre, comme le courrier n'est pas encore arrivé et que je suis toujours dans l'inquiétude, attendu que ta dernière lettre est datée de l'année dernière (1901 et nous entrons en 1903), je ne sais su je dois même me donner la peine d'écrire ; malgré tout je le fais, mais avec le regret de voir toutes mes épistoles rester sans réponse. S'il y a un événement survenu chez toi ou chez mon oncle, il ne faut pas craindre de me le dire ; je suis assez fort maintenant pour recevoir n'importe quelle secousse, Deux mois plus tard, il se lamente à nouveau : « Moi j'écris très souvent, vol.67

, La joie de recevoir des lettres est à proportion de ces délais inouïs : « Lac Tchad, le 18 janvier, 1903.

. Mon-cher-pierre, est encore moi qui écris, mais cette fois ce n'est plus le coeur chargé

M. Delafosse, Les états d'âme d'un colonial, op. cit, 1909.

L. Mercier, , p.136

. Idem, Pré-print Pour citer cet article : Sophie Dulucq, « "Nous attendons le courrier de France, Communications et circulation des nouvelles en Afrique coloniale française (XIX e-XX e siècles) », in Sylvie Crogiez-Pétrequin et Anna Heller (dir.), Empires connectés ? La circulation de l'information dans les empires, pp.39-64, 2018.

. Dussaulx and . Dans-un-poste-reculé-même-si-ce-n, est pas dans les mêmes proportions que Mercier-, évoque dans maints passages de sa correspondance avec ses soeurs et avec son cousin les joies et les peines liées à l'arrivée du « courrier de France » : « Comme tous les courriers, celui du 20, qui arrivait aujourd'hui, avait mis tout le monde en fête. Depuis quatre jours, j'attendais avec une impatience que vous comprenez

. Dieu-sait-cependant-si-cela-m'eût-fait-plaisir, Il n'y a que ceux qui éprouvent ces déceptions qui sont capables de comprendre combien elles sont amères » (mars 1894). Ailleurs, il note : « J'ai reçu vos lettres qui m'ont fait bien plaisir. N'oubliez pas que l'arrivée du courrier de France est sur ces terres lointaines la plus grande jouissance que l

«. Le-courrier-de-france,

«. Le and . De,

, France m'arrivait ce soir à 2 heures. Il a transformé pour moi ce jour de marasme en jour de fête. Merci à tous de ne pas m'avoir oublié. J'ai consacré toute mon après-midi à vous apprendre par coeur

, il évoque même les trésors de stratégie qu'il déploie pour faire durer le plaisir de la lecture : « Rien ne me fait plus plaisir que ces larges feuilles sur lesquelles je commence d'abord par m'attendrir en les examinant de loin, les classant lentement dans l'ordre des dates, vol.69

, De nouvelles expériences d'écriture

, Avant même la Première Guerre mondiale-à propos de laquelle divers travaux ont montré l'importance de la correspondance pour les combattants et leurs proches 70-, des jeunes gens de milieu parfois modeste ont pris la plume journellement pour consigner les traits saillants ou insignifiants de leur existence aux colonies. Comme pour les poilus de 14-18, « l'écriture et la lecture des lettres-le contenu de celles-ci peut être inquiétant, mais seule l'absence de lettres est, Un cordon vital de lettres et de colis relie les coloniaux à leurs familles, p.193

É. Dussaulx, , p.330

P. Voir, C. Exemple, and . Trevisan, Lettres de guerre, vol.103, pp.331-341, 2003.

J. Saint-bastien and S. 'écrire-contre-la-grande-guerre, Voir aussi : Rachel Patrick, An Unbroken Connection? New Zealand Families, Duty, and the First World War, Communications et circulation des nouvelles en Afrique coloniale française (XIX e-XX e siècles) », in Sylvie Crogiez-Pétrequin et Anna Heller (dir.), Empires connectés ? La circulation de l'information dans les empires, pp.39-64, 2013.

, étude d'ensemble sur ces correspondances coloniales qui ont pourtant tissé la trame de la vie de nombreux individus et leur ont permis de « tenir » dans des conditions de fort isolement affectif et moral. Ils y parlent de leur santé, toujours menacée sous les Tropiques, du quotidien, de leurs états d'âme, tout en se mettant évidemment en scène pour ne pas trop inquiéter leurs proches. On observe déjà, bien avant la Grande Guerre, un effacement des genres entre récit pour soi

, Mercier procède de façon similaire : rédiger du courrier est aussi une façon de tenir un journal, et il demande d'ailleurs expressément à son cousin de les conserver pour pouvoir, à son retour, les relire. Les lettres pour les proches sont aussi des lettres pour soi. Tout cela instaure un nouveau rapport à l'écriture, qui devient une pratique quasi quotidienne, Dussaulx compose ainsi un journal épistolaire : ce faisant

, tenue de prendre sa part au « monde de papier » 73 dont l'emprise s'étend avec la colonisation. La pratique épistolaire entre dans les moeurs, d'abord dans les couches d'une population lettrée de plus en plus nombreuse, dès le XIX e siècle, dans les grandes villes du Sénégal, du Dahomey ou de la Côte d'Ivoire : commerçants, avocats, journalistes, instituteurs, etc., prennent eux aussi la plume et envoient des lettres à leurs connaissances, à leurs clients, aux administrations dont ils dépendent. Mais les plus modestes commencent aussi à avoir un accès ne serait-ce qu'indirect à l'écrit, par le biais des écrivains publics ou par l'entremise d'« agents d'affaires »-ces lettrés qui rédigent plaintes et courriers en contrepartie d'une rémunération 74. De véritables professionnels de l'écriture s'entremettent ainsi entre colonisés illettrés et fonctionnaires, Ce nouveau rapport au courrier et à l'écriture concerne aussi des catégories croissantes de la population africaine

U. Petit-À-petit,-recevoir-une-lettre-ne-constitue-plus,-en-ville and . Événement, Surtout après la 2 e Guerre mondiale, les citadins demandent l'attribution de boîtes postales

C. Trevisan and . Lettres-de-guerre, , p.20

S. Hawkings, Writing and Colonialism in Northern Ghana. The Encounter between the LoDaaga and the 'World on Paper, 2002.

, Pré-print Pour citer cet article : Sophie Dulucq, « "Nous attendons le courrier de France, Communications et circulation des nouvelles en Afrique coloniale française (XIX e-XX e siècles) », in Sylvie Crogiez-Pétrequin et Anna Heller (dir.), pp.39-64, 1936.

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, Pré-print Pour citer cet article : Sophie Dulucq, « "Nous attendons le courrier de France, Pour une étude approfondie, voir Fanny Dufétel-Viste, Maîtriser l'espace. L'action de la "Reichspost" dans les colonies allemandes, pp.39-64, 2018.

L. Espoir, « Les transports maritimes postaux et commerciaux à Madagascar 1881-1914 », thèse sous la direction de Jean-Louis Miège, université d'Aix-Marseille I, 1983.

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URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01560710

. Delafosse-maurice, Les états d'âme d'un colonial, pp.1894-1898, 2000.

. Marguerat-yves, . Tchitchékou, and . Togo, Si Lomé m'était contée, Dialogues avec les vieux Loméens, t. IV, Presses universitaires du Bénin/ORSTOM, 1996, 355 p. MERCIER Léon, 1989.

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