La mobilité chromatique

Stéphanie Cassilde (1, 2)

1 CERDI - Centre d'Études et de Recherches sur le Développement International
2 CEPS/INSTEAD - Centre d'Etudes de Populations, de Pauvreté et de Politiques Socio-Economiques / International Networks for Studies in Technology, Environment, Alternatives, Development

La mobilité chromatique est définie comme un phénomène purement déclaratif, rendant compte de la distance existant entre la couleur de peau déclarée et celle qui est observée. L’objectif principal de la communication est de mettre en exergue la mobilité potentielle des processus de catégorisation, influencée par l’histoire, les dynamiques et les motivations des migrations ayant participé à la formation de la société brésilienne. Les mécanismes du modèle de mobilité chromatique rendent ainsi compte de dynamiques conflictuelles toujours actuelles. Les déclarations de couleurs de peau sont collectées depuis le recensement de 1872 au Brésil. Elles constituent donc un sujet amplement traité dans la littérature, souvent de manière très polémique. Il s’agit ici d’en proposer une analyse à partir d’un modèle de choix rationnel afin de prendre de la distance avec le potentiel explosif des débats récurrents. Nous mobilisons donc une littérature établie sur une centaine d’années et raisonnons dans un cadre pluridisciplinaire, tant en termes de champs (économie, sociologie) que de traitement de données (économétrie, analyse d’entretiens). Le modèle de mobilité chromatique est construit à partir d’un modèle microéconomique de maximisation de l’utilité de l’individu qui déclare une couleur de peau, qu’il s’agisse de la sienne propre (auto-déclaration ; il est alors question d’auto-mobilité chromatique) ou de celle d’une tierce personne (alter-déclaration ; il est alors question d’alter-mobilité chromatique). Concernant l’auto-mobilité chromatique, nous identifions trois axes incitatifs : (i)un axe socio-économique, rendant compte du dicton populaire « l’argent blanchit » et qui implique une colinéarité entre la couleur déclarée et le statut socio-économique de la personne décrite ; cet axe est le plus ancien et renvoie aux nombreux préjugés encore ancrés dans la société brésilienne ; (ii)un axe identitaire, rendant compte de la valorisation des identités afro-brésiliennes depuis la fin des années 1970 ; (iii)un axe « idéologique », rendant compte de la prise de conscience de l’existence de préjugés et de l’importance pour le déclarant, dans ce contexte, de prouver qu’il n’a pas de préjugé. Concernant l’alter-mobilité chromatique, nous identifions également trois axes incitatifs : (i)un axe socio-économique, fonctionnant comme précédemment ; (ii)un axe identitaire, fonctionnant comme précédemment ; (iii)un axe « courtois », spécifique au modèle d’alter-mobilité chromatique, rendant compte de l’importance, voire de l’obligation, de la cordialité dans la société brésilienne. Les arbitrages afférents à la mobilité chromatique sont réalisés sous la contrainte de la couleur à partir de laquelle est réalisée cette mobilité, ce qui interroge la notion idéelle de « vraie » couleur de peau. Pour l’application empirique, la mobilité chromatique est une variable expliquée comportant trois modalités : éclaircissement (lorsque la couleur déclarée est plus claire que la « vraie » couleur de peau), assombrissement (lorsque la couleur déclarée est plus foncée que la « vraie » couleur de peau) et immobilité chromatique (lorsque les deux couleurs correspondent). Les variables explicatives rendent compte des axes incitatifs du modèle théorique. Les estimations économétriques sont réalisées en logit multinomial (package pmlr / R). Nous avons réalisé une enquête de terrain de neuf mois dans la ville de São Paulo, dont des questionnaires en face-à-face dans une entreprise du secteur industriel, dans lequel figurent plusieurs variables socio-économiques usuelles, des auto-déclarations et des alter-déclarations. Plus de 90 % des enquêtés ont accepté d’être photographiés dans les mêmes conditions, ce qui a permis de réaliser une analyse chromatique au moyen d’un logiciel afin de disposer d’une variable proxy pour la « vraie » couleur de peau. Par ailleurs, 48 entretiens ont été également réalisés pour avoir accès à une dimension plus qualitative de l’imaginaire afférent aux déclarations de couleurs de peau dans le Brésil contemporain. Les hypothèses testables du modèle théorique de mobilité chromatique sont corroborées par les données. Par ailleurs, le croisement des résultats économétriques avec les analyses de contenu des entretiens nous permet d’appuyer nos conclusions de manière aussi nuancée que possible. Concernant les axes communs à l’auto- et à l’alter mobilité chromatique, les individus disposant de caractéristiques socio-économiques valorisées ont tendance à s’éclaircir / être éclaircit au moment des déclarations de couleurs de peau, et inversement. L’axe identitaire ressort bien dans les résultats et constitue une nouveauté dans la définition des déclarations de couleurs de peau, ce qui rend compte d’une évolution importante et en cours au sein de la société brésilienne : cet axe favorise le choix d’un assombrissement à travers la formulation des déclarations de couleurs de peau. Globalement, les déclarations de couleurs de peau dans le Brésil contemporain apparaissent comme des constructions économiques et sociales, soulignant le caractère endogène de la variable collectée dans les statistiques. Cela souligne la persistance de lignes de force dans l’imaginaire brésilien en termes de couleurs de peau.

Mots clés: catégorisation; analyse de contenu; langage; mobilité chromatique; couleur de peau; race; modélisation; Brésil; économétrie

Domaines: Economies et finances; Sociologie; Méthodes et statistiques

Stéphanie Cassilde. La mobilité chromatique : modéliser les déclarations de couleurs de peau dans le Brésil contemporain . 48ème colloque de l'ASRDLF, Association de Science Régionale de Langue Française, Jul 2011, Schoelcher, France. ⟨halshs-01574042⟩