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Article dans une revue Langages Année : 2013

Vers la fin d'une règle légendaire : concordance des temps et non-concordance modale en espagnol moderne

Résumé

Pour tout hispaniste français formé par les grammaires françaises de la langue espagnole, la règle de la « concordance des temps » est une règle d’or, et à ce titre, elle fait partie de ces « normes » traditionnelles tyranniques, solidement ancrées dans l’enseignement de la syntaxe, alors que leur pertinence au regard de l’histoire de la langue ou de la réalité linguistique de l’espagnol n’a jamais été scientifiquement établie. L’étude de la concordance des temps dans la tradition grammaticale et linguistique latine, française et espagnole, témoigne d’une absence de théorisation : ce que l’on nous annonce comme une théorie de la concordance des temps, est, en réalité, un certain classement des effets de discours des temps verbaux. Les études linguistiques espagnoles se prétendent descriptives et éclairantes sur la signification des temps verbaux ; or, elles ne mettent au jour aucune théorie sur le système verbal qui rendrait compte du plus grand nombre d’emplois. Elles ne dégagent aucune règle de fonctionnement systémique puisque la référence est au cœur du processus explicatif : lorsque l'on fait le choix de regarder du côté de la référence, on ne peut, fatalement, que constater la multiplicité, l’infinie variété des combinaisons que la langue autorise. 1- Remise en cause des acquis L’objectif, ici, sera de remettre en cause les fondements théoriques (anciens) auxquels est adossée cette règle de la concordance des temps, à la fois  et paradoxalement  lorsqu’elle est proclamée comme inexistante (approche linguistique espagnole), mais aussi, lorsqu’elle est validée et diffusée (norme prescriptive française). Observer que le locuteur hispanophone, dans sa pratique quotidienne, à la fois respecte et ne respecte pas cette règle, ne présente aucune difficulté, et nous invite, plutôt qu’à chercher à justifier tel ou tel emploi jugé discordant, à remettre en question la méthode d’approche traditionnelle du système verbo-temporel espagnol. Toute la difficulté qu’il y a à décrire le mécanisme de la « concordance des temps » tient au fait que cette expression, dans l’emploi qui en est fait traditionnellement, qu’il s’agisse de la consecutio temporum en latin, de la « concordance des temps », en français, ou de la « concordancia de tiempos » ou « correlación de tiempos » en espagnol, se fonde sur deux confusions majeures. La première confusion est liée à ce que l’on entend par temps, terme éminemment polysémique : en tant qu’êtres humains, nous faisons psychiquement l’expérience du temps physique, phénoménal. Mais en tant qu’êtres de langage, nous nous sommes donné une certaine représentation du temps, mentale, organisée notamment dans ce que l’on appelle le « système verbal ». Cette distinction entre, d’un côté, le monde de l’expérience, la réalité extra-linguistique, et, de l’autre, la représentation mentale de cet univers que constitue un système linguistique, est cruciale. Pourtant, la règle de la concordance des temps mêle deux plans différents : les formes verbales associées à une certaine vision du temps ont une valeur en langue, unique ; par ailleurs, ces formes verbales ont comme tout signe de la langue des effets de sens dans le discours, c’est-à-dire dans un certain contexte et combinées avec d’autres signes. Cette règle, telle qu’elle est posée, ne dégage pas la forme verbale de tout ce qui lui est environnant, mais au contraire, confond le « temps des choses » et le « temps des outils ». La démonstration s’appuie sur un corpus d’exemples de la presse péninsulaire et américaine, constitué à partir des moteurs de recherche sur Internet et permet d’établir statistiquement que l’argument, habituellement avancé, d’une langue écrite plus respectueuse de cette fameuse règle, opposée à une langue orale plus relâchée, est à écarter, en même temps que l’argument d’une variation diatopique donnant à penser que le non-respect de la règle est une spécificité américaine. C’est l’absence d’une quelconque théorisation sur les temps verbaux, sur leur représenté temporel, doublée d’une confusion entre valeurs des temps verbaux et valeurs d’effets dans le discours, qui explique l’incroyable rayonnement de cette fausse règle de la concordance des temps en espagnol. 2- Non-concordance modale : mode actualisant ~ mode inactualisant La règle de la concordance des temps  et son rayonnement  va de pair avec une certaine vision du mode subjonctif, et en particulier du subjonctif imparfait, simplement parce que cette règle est inséparable de la conception logique que l’on a du mode. Comme le dit Marc Wilmet, parlant de mode, « le concept et le mot trahissent l’influence de la logique (dite modale, justement), où mode et son doublet modalité décrivent la valeur de vérité d’une proposition ». La phrase subordonnée au regard d’une proposition dite principale étant conçue comme la structure d’accueil de l’opposition entre le vrai (indicatif) et le non-vrai (subjonctif), entre le certain et le probable, la mise à l’épreuve par la fameuse règle de la « concordance des temps » est un passage obligé dans l’application d’une théorie sur le mode subjonctif. C’est ce que l’on observe avec la théorie guillaumienne des modes et des temps et, ensuite, telle qu’elle fut appliquée par les disciples de Guillaume, pour les langues française (Gérard Moignet, Marcel Barral) et espagnole (Maurice Molho). Pourtant, une autre approche du phénomène est possible si l’on prend comme « unique garde-fou de celui qui entend théoriser le langage » , l’observation de la structure sémiologique de la langue. En matière de temporalité, la langue espagnole s’étant donné, au sein du système verbal, plusieurs façons de conceptualiser le temps (endochronie et exochronie), il conviendra de prendre en compte ce dont dispose le locuteur comme différence de représentations, comme contrastes, à exploiter dans l’acte d’énonciation. Au cœur de cette deuxième étape, prend place la nouvelle théorie des modes de Gilles Luquet. La teoría de los modos en la descripción del verbo español. Un nuevo planteamiento (2004) illustre le chemin parcouru par certains linguistes hispanistes les menant de Gustave Guillaume à une « linguistique du signifiant ». En syntaxe espagnole, le verbe d’une proposition subordonnée ne se présente pas sous une forme qui dépend obligatoirement de celle d’un verbe subordonnant. Il se présente sous la forme que choisit un locuteur en fonction de ce qu’il cherche à actualiser ou à inactualiser – c’est une première opposition possible – et, le cas échéant, en fonction de la façon dont il veut inactualiser ce qu’il exprime. La concordance des temps d’événements est toujours possible et l’infinie variété des combinaisons offerte par la langue donne lieu à d’innombrables articles et ouvrages descriptifs. Mais, la Règle de la concordance des temps occulte, elle, le phénomène linguistique majeur qu’il faut remettre au premier plan : la non-concordance sémantique, en langue, entre les formes verbales appartenant au mode inactualisant et celles appartenant au mode actualisant. Le phénomène de la « concordance des temps » doit être redéfini si l’on prend pour cadre la nouvelle théorie des modes et des temps de Gilles Luquet. À partir du moment où l’on ne raisonne plus en terme d’opposition entre mode indicatif et mode subjonctif, la concordance des temps telle qu’elle est posée traditionnellement et uniquement comme concordance inter-modale  mode indicatif dans la principale/mode subjonctif dans la subordonnée , est caduque et doit laisser place à une redéfinition des relations temporelles dans la phrase complexe.La phrase subordonnée n’est plus le cadre de l’opposition entre le vrai et le non- vrai, le réel et le non-réel. Elle est le cadre syntaxique où s’exprime pour le locuteur la possibilité de repérer des événements avec les deux modes actualisant/inactualisant en fonction de ce qu’il souhaite ramener à son actualité et ce qu’il souhaite éloigner mentalement de cette actualité. Au sein du mode inactualisant, la langue espagnole ne contraint à aucun respect ou non-respect de la concordance des temps, mais elle autorise l’alternance en fonction du degré d’inactualité retenu. La contrainte vis-à-vis du verbe principal n’est jamais totale, même lorsqu’il oblige par son sémantisme à l’emploi du mode inactualisant.
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Citer

Gabrielle Le Tallec Lloret. Vers la fin d'une règle légendaire : concordance des temps et non-concordance modale en espagnol moderne. Langages, 2013, La concordance des temps : vers la fin d'une règle ?, 191. ⟨halshs-01420748⟩
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Dernière date de mise à jour le 13/04/2024
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