Jouve musicographe de Berg : vers un “discours infiniment tu”
Résumé
L’article prend pour hypothèse qu’en marge de la première mue jouvienne, située autour des années 1925 aurait
eu lieu une seconde mue, suite au « portrait » de Wozzeck proposé par Jouve en 1953 dans un ouvrage rédigé avec
le musicologue Michel Fano. Cette mue semble déterminer chez Jouve une réorientation dans sa manière
d’envisager la musique et ce que l’on peut en dire. Malgré le succès remporté par son essai, Jouve confie en effet
dans En miroir que la musique fait partie « de ces choses-là, fondamentales et naissantes que ni sa pensée ni son
langage ne peuvent atteindre » et qu’étant « un art qui défie tout jugement [elle] échappe aussi à toute
description ». Comment comprendre cette déclaration qui sonne comme un relatif aveu d’échec de la part de
celui qui, de fait, se tournera ensuite exclusivement vers la poésie, mais vers une poésie sensiblement renouvelée,
qui, sans s’interdire d’évoquer la musique, renoncera néanmoins à la tentation de la décrire ?
Une approche diachronique permet de cerner l’évolution du poète de Noces au poète des Moires, à travers son
appréhension de la musique bergienne et son point de cristallisation dans le portrait de Wozzeck. Dans ce portrait,
Jouve développe à l’extrême et jusqu’à son point de retournement un certain type d’approche musicographique,
qui consiste à transformer l’auditif en visuel pour pouvoir en rendre compte verbalement. Ce face-à-face avec
l’opéra de Berg conduit Jouve à une radicale mise à l’épreuve du langage dans sa double détermination musicale
et verbale. Mise à l’épreuve au terme de laquelle il en va et de la musique, et de la poésie, et de ce que la poésie
peut (dire) de la musique. Jouve semble en effet découvrir dans le creuset de cet « impossible » projet wozzeckien
la nécessité d’imposer désormais silence au bavardage paraphrastique sur la musique et celle de renoncer à
l’« énorme ambition de dire » qui caractérisait ses débuts poétiques. Renoncer ou du moins infléchir. Le
distinguant du dire subordonné à un voir auquel il faudrait rattacher tout discours sur la musique, Jouve propose,
dans ses derniers recueils poétiques, un autre dire. Un dire absolu, intransitif, qui ne considère plus que pour
appréhender la musique, il suffit de « projeter ses lumières » sur une partition afin d’en trouver le bon « système
de lecture. Un dire qui se tourne désormais moins vers la lecture que vers l’écoute.