LIRE DANS L'ESPACE URBAIN : LES PARADOXES DES ENSEIGNES COMMERCIALES - HAL Accéder directement au contenu
Article dans une revue Langage et Société Année : 2000

LIRE DANS L'ESPACE URBAIN : LES PARADOXES DES ENSEIGNES COMMERCIALES

Jean Pierre Sautot

Résumé

Les centres urbains contemporains se caractérisent par l'émergence (qui semble aller croissant avec l'extension urbaine contemporaine) de nombreux écrits que l'on qualifiera ici "d'exposés". Il s'agit principalement d'écrits définis par leurs fonctions, mais surtout par leur fonctionnement "en situation". Ces écrits sont conçus pour être lus par une ou plusieurs personnes, dans un contexte urbain où les lecteurs (qui doivent les lire et les interpréter) sont la plupart du temps mobiles-qu'ils soient piétons déambulateurs, flâneurs ou pressés-ou automobilistes. Ces lecteurs sont situés la plupart du temps à distance de ceux-ci. Du fait de ces contraintes à la fois situationnelles et fonctionnelles (en particulier , ils se caractérisent par une volonté de se démarquer et de s'identifier) ils nécessitent de la part de leurs lecteurs certaines compétences de l'ordre de la sociologie, de la sémiologie, de la linguistique , qui dépassent largement celles qui sont enseignées à l'école. Mais ces écrits, pour le sémio-socio-linguiste en particulier, sont aussi des écrits qui semblent à la fois pervertir la langue "ordinaire", et avoir un fonctionnement ambivalent si l'on se place du côté des lecteurs. On se limitera ici à la présentation d'un type de ces écrits que constituent les enseignes de commerce dans les villes françaises de moyenne importance. Ces enseignes, on le montrera, peuvent être l'objet de lectures plurielles. Certaines d'entre elles, dans certaines situations, perdent, pour le lecteur, leur fonctionnement conçu initialement comme identitaire et connotatif, pour retrouver une fonction de marquage de l'espace urbain proche de celui des toponymes. Les écrits que constituent les enseignes de commerce transgressent la fonction centrale habituellement dévolue à l'écriture, qui est la fonction communicative ou encore dénotative lorsqu'il s'agit de termes de dénominations. La forte quête de distinction, liée au besoin de se démarquer d'autres noms en concurrence, en attirant le regard, en se singularisant, concourt à les investir d'une forte charge identificatrice affichée. Cette charge identificatrice est en réalité connectée à la société urbaine. Ainsi pouvons nous parler d'identités partagées par des groupes d'habitants, fonctionnant comme des marques de connivences en réseaux. Le propre de l'enseigne commerciale (contrairement à l'affiche publicitaire, plus répétitive) est par nature d'apparaitre comme unique, d'attirer en affichant son unicité, et par la même son identité. Mais entre l'individu (le propriétaire d'un commerce par exemple) et la communauté dans son ensemble, il convient d'envisager le groupe, puisqu'une identité affichée (théoriquement unique) ne peut être déconnectée d'autres identités. Ainsi une enseigne peut être jugée comme "ringarde" par tel groupe, ou telle autre au contraire comme "branchée", "jeune" (ex. : "MC Solair" pour un magasin d'optique, "Jean's Bond" pour un magasin de vêtements), "cultivée", voire "élitiste" si elle met en jeu des clichés lexicaux (du type "Au fil du temps" pour une mercerie, "Au four et au moulin" pour une boulangerie), une bonne connaissance orthographique ("La diférence" avec un seul f). La culture fonctionne bien comme un facteur de connivence pour des ensembles plus ou moins lâches de la population, et l'enseigne opère une jonction entre son auteur (supposé) et ses lecteurs ciblés (virtuels) qui sont censés partager les mêmes gouts, les mêmes connaissances, la même culture, les mêmes représentations. De ce point de vue, une enseigne constitue un point d'intersection entre les manifestations de l'auteur et les compétences des groupes d'individus (Harris, 1993). Les composantes de l'identité mises en jeu dans les enseignes de commerce, sont à rechercher du côté du choix du nom lui-même, mais aussi de la partie visible de l'enseigne qui constitue une composante importante que l'on qualifiera ici d'iconique (dessins, photos, variations sur la typographie ou l'écriture manuscrite simulée). Bien évidemment, une large part de ces composantes (en particulier celle du nom) implique un passage (une actualisation) par le système linguistique, en particulier du lexique de la langue et du système d'écriture. Le paradoxe des enseignes de commerce exposées provient alors du fait qu'elles mettent en jeu la langue supposée connue des "lecteurs", mais dans des réalisations inédites qui la transgressent apparemment pour mieux se distinguer et s'identifier, parfois grâce à ce qui peut apparaitre comme un jeu. Cette nécessité de se démarquer d'un usage prosaïque et ordinaire du langage (avec une recherche identitaire) est à l'origine de l'apparition extrêmement fréquente d'emplois-dans les noms de commerces des 1 centres urbains en particulier-, de jeux sur la langue qui portent sur les mots eux-mêmes (incluant leurs charges connotatives) mais aussi sur les virtualités de découpages distincts à l'oral et à l'écrit, sur l'orthographe, ou sur l'imbrication de la composante iconique au fonctionnement linguistique. Ces "jeux" qui peuvent conduire à un hermétisme apparent, avec cette recherche identitaire, se concrétisent très souvent dans la production de ce que nous nommerons des figures rhéto-orthographiques telles qu'elles apparaissent dans "Kiabi" (vêtements), "Kiloutou" (location de matériel). Ce n'est que dans des proportions réduites qu'apparaissent des identifications commerciales du type "Monsieur X coiffeur", ou "bijouterie Dupond", etc. Un des procédés, très fréquent, fait appel, comme dans la publicité, à des jeux de mots, ou à des lectures plurielles, comme par exemple dans "Créa'tif" (coiffure), "O P'tit en K" (sandwiches), "Le Diam en verre" (bijouterie), "Carrefour", "Géant" (grandes surfaces), etc. Le propre de ces figures est de faire émerger simultanément divers sens. Ambiguïté apparente et polysémie sont mises en oeuvre à la fois par le lexique, l'orthographe et la composante iconique, jouant sur les frontières de mots, les emprunts à d'autres langues (par exemple dans "Challenge hair" pour désigner un salon de coiffure) jusqu'à provoquer apparemment une violation de la norme orthographique. Dans une étude précédente (Des écrits dans la ville, L'Harmattan", 1998) nous avions montré que ces enseignes de noms de commerces étaient le lieu de connotations liées en partie au type de magasin référé. Il devient alors nécessaire, après nous être positionnés du côté des concepteurs et de l'analyse sémio linguistique de ces appellations, de nous situer du côté de la lecture-interprétation

Mots clés

Fichier principal
Vignette du fichier
Sautot-Langage et société.pdf ( 181.95 Ko ) Télécharger
Origine : Fichiers produits par l'(les) auteur(s)
Loading...

Dates et versions

halshs-01269718, version 1 (05-02-2016)

Identifiants

  • HAL Id : halshs-01269718 , version 1

Citer

Jean Pierre Sautot. LIRE DANS L'ESPACE URBAIN : LES PARADOXES DES ENSEIGNES COMMERCIALES. Langage et Société, 2000, 96, pp.29-44. ⟨halshs-01269718⟩
350 Consultations
339 Téléchargements
Dernière date de mise à jour le 07/04/2024
comment ces indicateurs sont-ils produits

Partager

Gmail Facebook Twitter LinkedIn Plus