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Chapitre d'ouvrage Année : 2011

Rapports de genre et souffrance au travail dans l’univers sportif : le cas de Valérie, entraîneuse d’une équipe féminine nationale

Résumé

Du sport féminin français, on peut retenir quelques conquêtes de titres de championnes au niveau international. Ces victoires, largement relayées par les médias, constituent des occasions de sortir – une fois n’est pas coutume - les sports collectifs féminins français de l’ornière médiatique dans laquelle ils sont habituellement pris. De ce point de vue, il y aurait donc tout lieu de se réjouir de cet intérêt nouveau pour le sport féminin dans les médias. Il y a pourtant un "mais" dans le compte rendu un peu idyllique de ces victoires certes féminines mais peut-être pas féministes au bout du compte quand on connaît les circonstances particulières qui ont présidé à leur construction. Dans le cas qui nous intéresse ici , la nomination de l’actuel entraîneur national, un homme, au détriment de l’ancienne, Valérie M. , qui avait en charge l’équipe de France féminine depuis près dix ans , s’est faite dans un contexte de tensions et conflits particulièrement destructeur pour cette dernière. A la joie du premier, affublé d’un titre international avec une équipe de sportives françaises, répond la profonde démobilisation de la seconde dépossédée des fruits de son travail. On voudrait donc, ici, focaliser l’analyse non sur la trajectoire du vainqueur, mais bien sur celle de la vaincue par éviction, et ce pour au moins deux raisons. D’abord pour rappeler que la victoire, et son lot de célébrations, n’élude rien des violences de toute nature qui sont à son principe. Ensuite et surtout, pour saisir dans quelle mesure cette situation et ses conséquences sont irrémédiablement enchevêtrées à la question du genre : être femme dans le monde sportif n’est pas toujours la sinécure que les bons résultats compétitifs laissent parfois suggérer, comme si, dès lors que le jeu devenait sérieux, qu’il en valait la peine, il fallait remplacer l’encadrement féminin en place par un encadrement masculin… Le sport féminin a certes gagné du point de vue de la stricte performance, mais le coût reste cependant élevé si l’on considère les conséquences douloureuses de la soudaine éviction de Valérie, entraîneure nationale, qui a connu une prestigieuse carrière de sportive internationale. La victoire ne doit pas occulter tout ce qui s’est tramé dans les coulisses de la fédération sportive dans des circonstances assez peu glorieuses en définitive et qui a conduit à cet extraordinaire non-dit dont le caractère cynique doit beaucoup à la manière dont on traite et envisage le sport quand il est féminin. S’agissant du monde sportif, "les féminines", cette manière de désigner et d’administrer le sport féminin dans son ensemble, renvoient à une double réalité. En premier lieu, le vocable « féminines » objective les rapports de genre qui s’exercent constamment sous de multiples formes et qui se traduisent explicitement par une « division sexuelle du travail ». Dans les organisations sportives, comme dans d’autres domaines professionnels, la division sexuelle du travail est caractérisée par un « principe de séparation » (hommes et femmes n’investissent pas les mêmes secteurs) et un « principe hiérarchique » (le travail des hommes est en général plus valorisé que celui des femmes) (Kergoat, 2000). Les femmes demeurent ainsi quasiment partout en état d’infériorité numérique, tant dans les pratiques de performance que dans les postes d’encadrement (Chimot, 2004). Ainsi, elles représentent 4% des présidents bénévoles élus de fédération, 4% des directeurs techniques nationaux et 10% des entraîneurs nationaux (Chimot, 2004). La condition de "féminines" renvoie également au rapport subjectif à cette domination exprimé du point de vue masculin sous la forme condescendante d’une certaine indulgence à l’égard des moindres performances du sport féminin, et vécue par les femmes comme une quasi-infériorité de fait, une fatalité . En second lieu, en regard d’une telle domination, constamment vérifiée à travers les statistiques, les performances, etc., et régulièrement interprétée comme la preuve de l’infériorité quasi naturelle des "féminines", les possibilités de subversion ne sont guère nombreuses et condamnent dans tous les cas à démontrer une résolution farouche, une bonne volonté sportive, à dépasser ces limites « naturelles ». L’expression « féminines », en même temps qu’elle traduit le maintien d’une domination, désigne également le dispositif politique d’émancipation des femmes depuis le milieu des années 70 (sous le vocable de « condition féminine »). De ce point de vue, le sport, notamment de compétition, est censé devenir un espace d’émancipation politique et de libération des femmes en tant que terrain typiquement masculin à conquérir . Paradoxalement, lutter contre le regard des hommes revient ici à le conforter par le jeu d’une démonstration de force qui oblige en définitive les sportives à se positionner sur le terrain de la compétition et de ses vertus, comprises comme typiquement viriles. De là découlent les principes d’une construction identitaire ambiguë qui force, selon les cas de figures, soit à l’affichage d’une ultra féminité, parfois provoquante, pour rappeler qu’une sportive doit malgré tout rester femme , soit à l’affichage assumé et parfois revendiqué d’une forme de virilité conduisant à un reclassement réel ou fantasmé vers le masculin selon des attributions variant du simple garçon manqué, à l’ « hommasse » ou même encore à la lesbienne (Baillette et Liotard, 1999). C’est dans ce contexte général que nous avons cherché à restituer la trajectoire biographique de Valérie, non pas en tant que sujet singulier d’une histoire choisie au hasard, mais parce qu’elle rend particulièrement compte de l’expérience vécue des rapports de genre qui prend ici la forme d’une véritable souffrance au travail sportif. Les trajectoires des femmes ayant accédé à des postes à responsabilités dans des organisations sportives, comme celle de Valérie, questionnent ainsi les problématiques du genre. Le concept de genre permet de comprendre comment les différences de sexe sont produites, reproduites ou institutionnalisées par l’organisation sociale et désigne le « système qui organise la différence des sexes » (Kergoat, 2005). Au prix d’un investissement exclusif et sans concession, et parfois au détriment de sa vie sociale, sentimentale et familiale, Valérie a en effet cherché à démontrer tout au long de sa carrière, d’abord de sportive, puis d’entraîneure nationale, que le sport féminin pouvait être autre chose que ces "féminines" dont on parlait en si mauvais termes (« j’ai voulu démontrer que ce n’était pas forcément la vérité »). Mais elle a payé le prix fort en créant les conditions de sa propre éviction : puisque sa discipline sportive faisait la démonstration que celle-ci pouvait être prise au sérieux, il lui fallait désormais un entraîneur à sa juste dimension et ce ne fut pas elle. C’est en effet précisément au moment où les résultats de ces « féminines » se confirmaient au plan international, qu’un cadre masculin fut nommé à sa place. Quand nous l’avons rencontrée en mars 2004, Valérie se relevait tout juste d’une grave dépression dont le caractère suicidaire et destructeur (« je ne vivrais plus, je ne vivrais plus,…, si j’avais voulu continuer [dans ce sport], je n’en serais pas sortie indemne ») souligne l’anéantissement de tout son être social forgé par et pour le sport. Aujourd’hui, Valérie, bien que conseillère technique sportive (CTS), a rompu tous les liens avec sa fédération de tutelle (« ces gens-là, je ne veux rien à voir à faire avec, […], j’ai été trahie ») et ne parvient pas à regarder une compétition internationale sans avoir le sentiment d’avoir été dépossédée (« mais la frustration est là quand même, c’est-à-dire que les résultats de l’équipe de France féminine, je n’éteins pas la télé mais bon, je suis presque à me dire c’est pas possible que ce ne soit pas moi [comme entraîneure] »). Et quand elle parle de reconstruction d’elle-même, c’est pour évoquer sa vie reculée "dans un trou perdu à la campagne" en qualité de "paysanne moyenne".

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Dates et versions

halshs-01158042, version 1 (29-05-2015)

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  • HAL Id : halshs-01158042 , version 1

Citer

Sébastien Fleuriel, Caroline Chimot. Rapports de genre et souffrance au travail dans l’univers sportif : le cas de Valérie, entraîneuse d’une équipe féminine nationale. Quelle mixité dans les formations et les groupes professionnels ? Enquêtes sur les frontières et le mélange des genres, L’Harmattan, pp.197-207, 2011, 978-2-296-55459-7. ⟨halshs-01158042⟩
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Dernière date de mise à jour le 20/04/2024
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