L'humanité élargie par le bas. La question des morts-nés. - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2009

L'humanité élargie par le bas. La question des morts-nés.

Résumé

Le deuil, processus social généralement ritualisé, a la double fonction de faire du défunt un bon mort en s'assurant qu'il rejoint un espace qui lui est réservé, et de réaffirmer la présence des vivants dans un espace propre et distinct du premier. L'expression « faire son deuil » illustre cette double exigence : accepter que le mort soit bien mort, d'une part, continuer à vivre parmi les vivants, d'autre part. Cette définition liminaire, que l'anthropologie partage avec la psychologie, rend compte d'un phénomène universel qui caractérise toutes les sociétés humaines depuis le néolithique et les distingue de l'animalité. Or, on suppose souvent que les sociétés modernes seraient devenues déficientes vis-à-vis de ce processus : nous ne serions plus capables de faire le deuil. En s'appuyant sur la thèse de l'historien Philippe Ariès sur le « déni social » de la mort 1 , l'anthropologue Louis-Vincent Thomas a notamment poussé loin l'idée d'un handicap symbolique des sociétés modernes. Devenues inaptes à faire face aux enjeux du deuil, elles devraient réapprendre à domestiquer la bonne mort que d'autres connaissent 2. Pourtant, la thèse de la déficience symbolique revient à considérer que les sociétés modernes seraient amputées d'un trait distinctif de l'humanité 3. Cette analyse découle d'une confusion entre désenchantement et perte de l'autorité religieuse officielle (l'Église) qui, naguère, avait l'exclusivité de tous les 1. Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Seuil, Paris, 1975. 2. Louis-Vincent Thomas, Rites de mort : pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985. 3. Christophe Pons, « La mort est-elle une catégorie universelle ? Réflexions à partir de quelques données islandaises », in Simone Pennec (dir.), Des vivants et des morts ; des constructions de la « bonne mort », Université de Bretagne Occidentale, Brest, pp.269-277. traitements symboliques, depuis le berceau jusqu'à la tombe. Or, s'il est vrai qu'en s'écartant de cette autorité les sociétés modernes ont perdu des grammaires liturgiques qui leur étaient fournies clés en main, elles ont aussi développé de nouvelles formes symboliques. Et il ressort même que ces sociétés ont plutôt fait preuve d'une grande créativité symbolique, rendue précisément possible parce que l'Église n'en avait plus le monopole. Les morts périnatales sont à ce titre exemplaires. Depuis une quinzaine d'années en effet, elles font leur entrée, à des âges de plus en plus précoces, dans les cimetières de la plupart des pays d'Occident. L'affaire est sans précédent historique. Bien sûr, la place des mort-nés dans les cimetières est une question ancienne sur laquelle l'Église catholique eut souvent à composer avec les opinions et requêtes des sociétés locales, consentant même à quelques accommodements. Mais tant que, en la matière, elle eut le monopole de la pensée et des traitements symboliques, les morts périnatales ne trouvèrent jamais grâce au sein des cimetières. Or, les changements majeurs survenus au cours des dernières années sont explicitement le fait d'une sécularisation qui a multiplié les prétentions à gérer le champ symbolique du deuil et de son traitement. La nouveauté la plus remarquable qui en résulte est que la plupart des sociétés modernes s'adonnent depuis quelque temps à un élargissement par le bas de l'humanité, jusqu'à un seuil qu'aucune société n'avait encore envisagé. L'opération implique de devoir repenser la cosmologie des êtres qui peuplent l'humanité, et d'inventer de nouveaux statuts pour des existants qui jamais ne seront des vivants. L'affaire, on s'en doute, relève d'une entreprise symbolique complexe que les sociétés abordent diversement. C'est ce qui sera observé ici à partir de la société islandaise, en contrepoint du cas français.
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halshs-01142953 , version 1 (16-04-2015)

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  • HAL Id : halshs-01142953 , version 1

Citer

Christophe Pons. L'humanité élargie par le bas. La question des morts-nés.. Faut-il faire son deuil ?, Editions Autrement, pp.247-262, 2009. ⟨halshs-01142953⟩
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