Préface - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2014

Préface

Éric Verdeil

Résumé

Jérusalem incarne par excellence la coexistence difficile des grandes trois religions monothéistes et leurs affirmations superposées et concurrentessur un même espace. Mais elle est aussi un désespérant symbole du conflit israélo-palestinien et de ses impasses meurtrières. La ville est revendiquée par Israël comme sa capitale, au mépris du droit international qui condamne l'annexion de Jérusalem-Est. Al Quds est également la capitale dont les Palestiniens rêvent pour leur futur Etat. Depuis le début des années 2000, le mur de séparation et l'accélération de la colonisation à Jérusalem-Est comme en Cisjordanie illustrent les dimensions schizophrènes du projet israélien cherchant à étendre et à consolider le territoire annexé tout en refusant le contact avec les Palestiniens. Sur un tel sujet, où les écrits antagonistes ne manquent pas, il est difficile de poser un regard équilibré qui sans faire nécessairement droit à des revendications contradictoires et passionnelles, cherche du moins à les examiner avec distance critique. C'est cet objectif immensément ambitieux que s'est donné Irène Salenson. Il lui vaudra nécessairement quelques volées de bois vert. Ce petit livre courageux synthétise une thèse très dense, soutenue en 2007 au terme d'un travail de terrain long et méticuleux, et actualisée ici sur certains points. L'auteure fréquente Jérusalem depuis quinze ans. Elle parle l'hébreu, comprend l'arabe, a travaillé dans divers organismes publics israéliens d'aménagement, des structures officielles palestiniennes en charge de projets urbains, avec des ONG arabes et israéliennes, en contact avec des habitants israéliens et palestiniens. S'il est toujours vain, comme elle l'indique, de revendiquer une quelconque "neutralité" et si d'ailleurs sa subjectivité d'urbaniste et d'observatrice engagée affleure dans ce livre, du moins dispose-t-elle comme peu de personnes du recul et de la connaissance nécessaires pour délivrer une analyse dépassionnée des politiques et stratégies urbaines qui se déploient dans cette ville et qui la façonnent. Si la ville attire quantité de géopolitologues obsédés par les dimensions ethniques et religieuses du conflit, il est beaucoup plus rare de lire cette lutte pour l'espace à partir de cette grille d'analyse plus technocratique en apparence. Elle se révèle pourtant à l'usage très heuristique pour à la fois et approfondir la compréhension des mécanismes à l'oeuvre sur le terrain et dépasser certains clichés. Irène Salenson a bénéficié, durant son parcours, de la bourse Michel Seurat, octroyée chaque année par le CNRS à de jeunes chercheurs qui enquêtent sur des terrains du Moyen Orient en souvenir de l'oeuvre de ce sociologue mort en captivité pendant la guerre du Liban. Seurat est notamment connu pour ses travaux sur les politiques urbaines au Proche Orient. Il y mettait en garde contre la pensée urbanistique et aménageuse, porteuse d'un risque de réification de l'urbain dans sa matérialité technique, "à l'aune du kilomètre de trottoir", écrivait-il. Le risque, pour lui, était de perdre de vue la réalité des pouvoirs et la dynamique des mobilisations sociales qui s'y inscrivent et qui font de la ville l'enjeu même des luttes. Dans cet ouvrage, Irène Salenson ne tombe pas dans cette ornière même si elle étudie très sérieusement les instruments et les justifications des urbanistes qu'elle a longuement côtoyés et interrogés -mais aussi les visions et revendications des ONG etdes habitants -palestiniens et israéliens -qui les contestent, les négocient, ou y résistent. L'un de ses apports est de montrer à la fois la réalité du rapport de force très défavorable aux Palestiniens mais aussi un ensemble d'autres déterminations et controverses secondaires, parfois orthogonales à cette ligne d'analyse majeure. Ainsi cette lecture urbanistique renvoie-t-elle à des enjeux rarement présentés dans le cas de Jérusalem, qui rapprochent la situation de cette ville d'autres métropoles. La mise en évidence du manque d'attractivité, sur le plan démographique, de la métropole de l'intérieur par rapport à sa concurrente Tel Aviv, fait partie de ces éléments méconnus, qui justifient certaines actions d'aménagement. A un autre niveau, l'ouvrage retrouve également, dans ce contexte si particulier, les impasses d'un mode d'action publique naguère paré des vertus de la modernité et de la rationalité et aujourd'hui contesté pour son caractère hiérarchique et autoritaire, et critiqué pour les effets pervers qu'il génère sur le plan social et politique. La planification urbaineyérosalémitaine, puisque c'est de cela qu'il s'agit, et ses schémas directeurs, sont pris en défaut à la fois face aux revendications et critiques venant de la société civile israélienne – et sans doute aussi de pratiques spéculatives qui auraient pu être davantage éclairées dans l'ouvrage -et face aux besoins ignorés et niés des habitants palestiniens de la ville. De sorte que, comme dans de nombreux autres contextes, cet urbanisme officiel est pris de court, controversé et contourné par de multiples pratiques. Les unes, militaires et de type colonial, visent à étendre et à renforcer l'assise territoriale israélienne et enrôlent les instruments urbanistiques à leur service -en dehors d'une planification approuvée. Les autres relèvent de la dignité du fait accompli face au déni et à l'oubli, ou encore de microstratégies de résistance -parfois conçues et mises en oeuvre par l'association d'habitants palestiniens et de professionnels israéliens. Au total, le livre révèle une multiplicité de formes de mobilisations et d'interactions qui, dans le cadre d'un rapport de force -de plus en plus ? -déséquilibré, illustrent néanmoins l'existence et la conquête de marges d'action alternatives, autonomes ou semi-autonomes. A cet égard, le livre n'apporte pas seulement une connaissance plus fine des formes de production de la ville à Jérusalem, il illustre bien, plus largement, certaines des inflexions majeures de l'urbanisme contemporain, notamment en situation asymétrique. Irène Salenson, en urbaniste critique et engagée, offre ainsi aux professionnels de l'aménagement urbain des éléments pour repenser leurs pratiques en lien avec les habitants et les ONG -qu'on pense aux bidonvilles des villes émergentes ou aux Roms en France. Alors que l'avenir de Jérusalem et de l'ensemble Israël/Territoires palestiniens est essentiellement envisagé à travers le prisme de la géopolitique, la prise en compte de ces pratiques et fabriques territoriales fines est essentielle. Car ces expériences, pour ténues, fragiles et limitées qu'elles soient, inscrivent modestement sur le terrain d'autres modalités possibles de coexistence ou du moins d'interactions, qui compteront dans le futur peut être plus qu'on n'ose l'espérer en regardant les choses d'en haut.

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Origine : Fichiers produits par l'(les) auteur(s)

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halshs-01075018 , version 1 (16-10-2014)

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Paternité

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  • HAL Id : halshs-01075018 , version 1

Citer

Éric Verdeil. Préface. Irène Salenson. Jérusalem. Bâtir deux villes en une, L'Aube, pp.9-12, 2014, 9782815910149. ⟨halshs-01075018⟩
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