L'humour au travail : dépasser les lectures fonctionnalistes et critiques - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société Accéder directement au contenu
Ouvrages Année : 2013

L'humour au travail : dépasser les lectures fonctionnalistes et critiques

Marc Loriol

Résumé

Plaisanteries, vannes, moqueries, blagues entre collègues, attitudes ironiques face à la hiérarchie, gestes ou comportements burlesques, etc., l'humour se manifeste de nombreuses façons dans le monde du travail comme en témoignent différentes enquêtes de terrain concernant des milieux professionnels variés. Toutefois, peu de publications en français sont spécifiquement dédiées à une analyse transversale et globale de l'humour au travail en dehors des quelques ouvrages qui se proposent d'en faire un outil au service de l'efficacité relationnelle et productive. La tentation est grande en effet d'aborder l'humour au travail avec un prisme fonctionnaliste, utilitariste ou instrumental. L'échange de blagues ou de plaisanteries n'est plus pensé alors que comme un moyen d'assurer la bonne marche de l'organisation, de gérer les problèmes ou de produire un travail plus efficace. Avoir de l'humour devient alors un atout dans la compétition économique. Après la mode du QI (quotient intellectuel) puis du QE (quotient émotionnel) viendrait le temps du QH (quotient humoristique) ? L'humour deviendrait une nouvelle injonction paradoxale du mangement. L'apologie de l'humour dans les manuels de management appelle une posture critique, dénonçant certaines formes d'usage des plaisanteries pas toujours sympathiques dans des logiques d'exclusion, de domination ou d'humiliation. Les plaisanteries contiennent ainsi parfois des formes de violence latente ou explicite, mais prenant la forme de l'humour et que la victime est bien obligée d'accepter sous peine de redoubler encore le ridicule ou la marginalisation. Ainsi, certaines " blagues " pratiquées dans l'univers industriel ou militaire peuvent sembler cruelles (outils chauffés au chalumeau, casque rempli de peinture, bite au cirage, etc. Enfin, l'utilisation de l'humour comme moyen de manipulation des salariés ou des clients (dans la relation commerciale ou le marketing) ne peut apparaître que comme l'exact opposé de la vision désintéressée et ludique affichée par les défenseurs de l'humour. Si les blagues racistes, cruelles ou sexistes existent et participent de formes plus vastes de domination ou d'exclusion dans le travail ; si une bonne ambiance de façade peut parfois être imposée par un management soucieux avant tout de faire passer l'amère potion de réformes qui déshumanisent le travail, cela ne doit pas conduire à suspecter pour autant toute forme d'humour ou de rire dans la vie professionnelle de n'être que le vecteur d'intérêts ou de luttes sociales surplombant les acteurs. L'opposition entre approche fonctionnaliste et analyse critique de l'humour au travail ne rend pas justice de la diversité des relations à plaisanterie (entre collègues dans les coulisses ; avec un client ou un usager ; avec un supérieur ; en lien ou sans lien avec le travail, etc.) ni de la richesse des enjeux sociaux qui se jouent localement à travers les blagues échangées (rapport au travail et au collectif, relations subtiles de conflit et de pouvoir, sens du métier et des difficultés rencontrées, etc.). Plutôt que de dénoncer les usages instrumentalisés ou dominateurs de l'humour, il serait aussi possible de s'inquiéter d'une diminution des occasions et de la possibilité de rire spontanément, sans arrière-pensées, au travail. A partir de l'étude approfondie d'une dizaine de témoignages ouvriers (autobiographie, mémoire), Eliane Le Port fait revivre le sens des différentes formes d'humour d'atelier. Témoins d'une époque, -celles des années 1970 - subversive et non encore touchée par le chômage de masse, ces récits sont emprunts d'une certaine nostalgie du temps de la jeunesse et témoignent du désir de vivre, de garder une part de liberté et de quant à soi face à des conditions de travail dures et aliénantes. La reconstruction après-coup des situations et des expériences de travail accentue la dimension de présentation de soi et de construction de l'identité sociale que représentent des textes destinés à transmettre certains messages. Dans son texte sur l'humour entre médecins dans les services de chirurgie, Emmanuelle Zolézio adopte une approche essentiellement critique, réfutant les justifications fonctionnalistes d'un usage des plaisanteries pour lutter contre le stress. C'est bien la volonté de se distinguer des autres spécialités médicales ou chirurgicales, comme des femmes ou des débutants, qui anime les blagues et vannes parfois humiliantes des chirurgiens. Seules certaines formes d'humour noir semblent remplir une fonction psychologique de défense face à des actes qui confrontent le professionnel au risque de mort du patient. Chaque type de pratique humoristique doit donc être finement contextualisé et analysé. L'étude de Dorina Coste sur l'expérience de stage et les représentations de l'entreprise d'élèves d'une école de commerce prend pour matériaux d'enquête les affiches conçues en cours d'art graphique et les commentaires et explications sur leurs œuvres par les étudiants qui les ont réalisées. Si la posture adoptée dans nombre de ces affiches est humoristique et critique (dénonciation de l'exploitation des stagiaires, recul par rapport aux objectifs et contraintes de l'entreprise), le cours d'art plastique peut, quant à lui, faire l'objet d'une analyse plus fonctionnelle : moment de réflexivité personnelle en vue de l'orientation ; distance au rôle par l'humour pour montrer que l'on est pas dupe, moment de détente dans un cursus exigeant ; affirmation de soi comme individu ; usage du second degré bien vu dans les pratiques de communication, etc. Mais les motivations instrumentales ne suffisent pas à expliquer l'implication des étudiants dans la création de ces affiches humoristiques, plusieurs ayant souligné le plaisir pris dans cette démarche. Ce détachement par rapport à l'obligation de " rentabilité " des études est d'autant plus aisé que ceux qui suivent les cours d'art graphique sont en moyenne d'une origine sociale plus élevée que les autres élèves. Dans son article sur le conseil en finance, Valérie Boussard montre comment l'humour propre à ce milieu, en apparence bien sérieux et austère, révèle finalement les règles implicites, les difficultés du travail, les formes de contrôle social et de socialisation permettant au groupe de maintenir son image et ses frontières. La plaisanterie, plus rare et plus policée que dans d'autres cadres professionnels, témoigne par exemple de l'appartenance sociale élevée partagée par les professionnels et leurs clients, elle permet par exemple de dire des choses que ne pourrait être dites autrement, de mettre en pratique la capacité à pouvoir être grossier sans dépasser les bornes, etc. Le dernier texte est une traduction et adaptation (par Françoise Piotet et Stephen Bouquin) d'un article de Phil Taylor et Peter Bain de2003 sur les formes de résistance par l'humour dans deux centres d'appel. Ces deux études de cas montrent bien que le registre critique n'exclut pas la dimension fonctionnelle de certains usages de l'humour, notamment dans le centre d'appel où les relations sociales sont les moins mauvaises, ni la dimension de plaisir. Cette dernière était même sciemment instrumentalisée dans le centre d'appel le plus dur (contrôle hiérarchique fort et répression syndicale) pour attirer les salariés vers le mouvement, le syndicat étant vécu localement comme un endroit " où l'on se mare bien ".
Fichier non déposé

Dates et versions

halshs-00987972 , version 1 (07-05-2014)

Identifiants

  • HAL Id : halshs-00987972 , version 1

Citer

Marc Loriol (Dir.). L'humour au travail : dépasser les lectures fonctionnalistes et critiques. Revue Les Mondes du travail, pp.104, 2013. ⟨halshs-00987972⟩
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