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Article Dans Une Revue Cahiers de la Méditerranée Année : 2013

"La frontière : laboratoire des mythes dans la péninsule Ibérique (Xe –XVe siècle) ?"

Résumé

On pourrait croire que la frontière ibérique est le meilleur angle d'attaque pour étudier la naissance des mythes de coexistence inter-confessionnelle : lieu de rencontre, de passage, zone perméable, favorable aux transferts de savoirs, d'idées, de personnes, de marchandises, de techniques… En outre les études sur les frontières pré-modernes ont insisté sur le caractère labile, malléable, des limites médiévales, sur la superposition et les chevauchements des frontières administratives, politiques, religieuses, linguistiques ou culturelles, sur l'inexistence des frontières linéaires, du type de celles qui existent aujourd'hui entre les structures étatiques nationales européennes. Cette frontière médiévale, mal définie et désincarnée, est le prétexte idéal à l'invention des héros, des martyrs et des mythes ; en même temps qu'elle est un lieu de contact et de rencontre, elle est aussi un enjeu de pouvoir, un lieu dangereux, un espace de transgression, l'objet de bien des fantasmes ; pourtant les récits fondateurs de mythes n'ont pas été élaborés dans le territoire frontalier, mais dans les villes de l'intérieur, à bonne distance de la scène où se sont effectivement manifestés leurs protagonistes, bien après qu'ils ont disparu. La distance géographique et chronologique permet seule la naissance du mythe ; elle est emblématique de l'écart entre le récit et la réalité, entre la complexité et l'empirisme de la situation vécue d'un côté, la linéarité simplificatrice, didactique et édifiante du mythe de l'autre. Cette simplification se fait parfois au prix d'une inversion totale des signes et des valeurs. Qu'on en juge : Rodrigo Díaz de Vivar (m. 1098), un individu qu'en d'autres circonstances ses actes auraient permis de décrire comme un mercenaire parvenu, prêt à se vendre au plus offrant — chrétien ou musulman —, fourbe, violent et cruel, maintes fois transfuge et traître à son roi, est devenu, au fil des textes, sous la plume de Corneille, « Le Cid », preux chevalier du christianisme et de la chrétienté tout entière, symbole de l'honneur, exemple de sacrifice, de loyauté et de courage. Telle est la force du mythe : il se préoccupe bien peu de la réalité, il fait dire à peu près n'importe quoi aux témoignages conservés et aux documents historiques. Pourtant, comme la charte forgée de toutes pièces, comme le faux dans le domaine de la diplomatique, il est riche d'enseignement pour l'historien. Il est une mine d'informations sur les périodes qui l'inspirent ou le propagent et il nécessite certaines conditions précises pour se développer. Il convient de noter au préalable que rares sont les périodes historiques où la grandeur des structures politiques coïncide avec celle des productions littéraires, philosophiques, juridiques, ou avec le caractère exceptionnel des individualités. Le XI e siècle par exemple est une période très riche du point de vue littéraire et poétique en Andalus, la partie de la péninsule Ibérique dirigée par des souverains musulmans. Pourtant, si l'éclatement politique en une vingtaine de principautés musulmanes, indépendantes et rivales, la faiblesse des rois ou princes de ces taifas ou « factions » (ṭā'ifa en arabe) et les avancées latines de la Castille, de l'Aragon ou de la Catalogne qui en découlaient ou en étaient la cause, ont accompagné et favorisé cette éclosion littéraire, poétique et artistique, ils n'en ont pas moins conduit les auteurs musulmans postérieurs à discréditer ce qu'ils ont appelé la fitna, la division de la « communauté de l'islam ». Les oeuvres des uns ont servi de modèle aux auteurs postérieurs qui en ont chanté la perfection, mais la faiblesse des autres a longtemps servi de repoussoir et de contre-modèle aux élites politiques maghrébo-andalouses. En prenant par métonymie les arts et les lettres pour un reflet de la société dans son ensemble, la création poétique pour un cliché photographique de la situation économique, politique et sociale d'al-Andalus et quelques biographies d'exception pour l'histoire de groupes entiers, d'aucuns ont gardé du XIe siècle ibérique le souvenir factice de la convivencia et ont construit le mythe de « l'Espagne des trois religions".

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Pascal Buresi. "La frontière : laboratoire des mythes dans la péninsule Ibérique (Xe –XVe siècle) ?". Cahiers de la Méditerranée, 2013, Mythes de la coexistence interreligieuse : Histoire et critique, 86, pp.237-256. ⟨10.4000/cdlm.6876⟩. ⟨halshs-00967612⟩
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