Des patrons aux managers : les laboratoires de la recherche publique depuis les années 1970 - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société Accéder directement au contenu
Ouvrages Année : 2011

Des patrons aux managers : les laboratoires de la recherche publique depuis les années 1970

Résumé

Financements, évaluation de la recherche, partenariats socioéconomiques, études doctorales, gestion des carrières scientifiques... La recherche publique connaît, ces dernières décennies, des mutations accélérées, dont les conséquences concrètes restent encore mal connues. Cet ouvrage examine comment les transformations profondes du système français de recherches travaillent conjointement l'organisation, les activités et la culture des laboratoires académiques, des années 1970 aux années 2000. Pour éviter tant les biais rétrospectifs que les scénarii généraux, il repose sur une enquête d'un an dans trois laboratoires de sciences de la vie, et sur l'exploration, au moyen d'archives et d'entretiens, les dynamiques microsociologiques du changement. Croisant sociologie des professions, sociologie des organisations et études sociales sur les sciences, nous analysons les changements majeurs des stratégies individuelles et collectives, des modes d'exercice de l'autorité, ainsi que des formes de coopération dans les laboratoires académiques. Nous nous concentrons sur cinq domaines : les stratégies scientifiques (chapitre 1) ; la gestion des carrières (chapitre 2) ; le financement (chapitre 3) ; l'évaluation (chapitre 4) ; la formation des doctorants (chapitre 5). L'ouvrage montre que les laboratoires passent d'une organisation dirigée par des " patrons " (Clark 1971) qui érigent et contrôlent un domaine scientifique, à une organisation gérée par des " managers " qui conduisent des projets dans un environnement concurrentiel. Il en propose une synthèse, sous la forme de deux idéaux-types relatifs à leur mode de direction. Il avance que ces laboratoires sont dirigés par des patrons dans les années 1970, et par des managers dans les années 2000. Les patrons des années 1970 s'appuient tout d'abord sur leur forte légitimité scientifique pour développer leur laboratoire, et pour imposer des projets à leurs équipes et à leurs institutions de tutelle. Les exigences institutionnelles sont alors limitées, et laboratoires et tutelles s'engagent dans une régulation de type " communautaire " (Paradeise 1998). À l'inverse, les managers des années 2000 disposent d'une légitimité stratégique, définie comme une capacité à obtenir des financements et des postes dans un contexte de régulation " conjointe " (ibid.) : les tutelles définissent des priorités, et co-construisent les projets de développement des laboratoires avec ces derniers. Les patrons mettent ensuite en œuvre une politique d'emploi scientifique et de gestion des carrières, au moyen de deux instruments : le " jardinage ", ou le recrutement et la promotion, dans le laboratoire, des chercheurs qui y ont été formés, pour consolider des thématiques ; la " collection ", ou le recrutement de chercheurs, pour introduire des thématiques (Bauer et Bertin-Mourot 1996). Les managers se heurtent, au contraire, à des difficultés récurrentes pour définir et suivre une politique d'emploi scientifique : la stratégie de " jardinage " est fortement contrainte, pour les chercheurs juniors, par les pressions (formelles ou informelles) contre le localisme ; la " collection " se heurte à des difficultés pour attirer des candidats ou pour obtenir des postes. Il en résulte des débats récurrents sur l'existence même d'une politique scientifique dans les laboratoires (contraints d'abandonner certaines thématiques, de fragmenter leurs recherches, etc.), et des interrogations sur la rétribution de l'investissement des chercheurs dans le fonctionnement de leur laboratoire. Les patrons peuvent également privilégier un registre " domestique " de coordination (Boltanski et Thévenot 1994 ; Segrestin 1996), caractérisé par de puissants droits et devoirs réciproques, et décider à ce titre de la mise en commun et de l'affectation des financements contractuels. Inversement, les managers dirigent une organisation de type " conventionnel " (ibid.) où les équipes forment une association d'égaux. La mise en commun des ressources contractuelles ne disparaît pas nécessairement, mais ses règles sont repensées et mises au service des intérêts bien compris des équipes. Par ailleurs, les patrons sont très peu concernés par la problématique de l'évaluation des collectifs de recherche par des commissions mandatées par les tutelles. Les laboratoires sont alors des organisations hautement institutionnalisées (Meyer et Rowan 1977) qui " protègent leurs structures formelles d'une évaluation de la performance technique : l'inspection, l'évaluation et le contrôle des activités sont minimisés [...] Les buts sont ambigus ou vides, les objectifs formels substitués aux objectifs techniques ". Ils sont ainsi évalués d'après leur conformité à quelques normes générales. Les managers sont, à l'inverse, confrontés à des évaluations outillées et suivies d'effets. Ils font parfois de ces évaluations des leviers de transformation de leur laboratoire, mais ils assistent aussi à la fragilisation de leurs fonctions de défense et de pacification du collectif. Enfin, l'encadrement de thèses est, dans un système patronal, un instrument pour édifier un domaine scientifique. Il devient une arme pour se positionner dans un système de recherches très compétitif. Ainsi, l'ouvrage réfute-t-il une interprétation mécanique du changement, doublée d'une vision quelque peu monolithique du monde de la recherche, pour dégager les modèles d'action locaux par lesquels les laboratoires se repositionnent dans des contextes en mutation. Les laboratoires, loin d'être des réceptacles passifs de forces économiques et institutionnelles, sont aussi les moteurs de leurs trajectoires. Ils apparaissent tout d'abord comme un lieu de régulations, entendu largement comme un espace où la production des règles ne se déduit pas simplement des contraintes ni des ressources du contexte (Reynaud 1995). Les règles dont il est ici question ne sont pas comparables aux normes mertoniennes qui organisent le fonctionnement des collectivités scientifiques, mais surplombent en quelque sorte les situations de travail (Merton 1973). Elles renvoient plutôt à des choix d'organisation et à des modes de coordination qui structurent très directement les espaces d'action des équipes. Elles établissent la " discipline sociale " (Lazega 1999) qui permet la coopération durable de collègues potentiellement concurrents, mais interdépendants. En d'autres termes, elles promeuvent la coopération d'" associés-rivaux condamnés à vivre ensemble " (F. Bourricaud cité par E. Lazega op. cit.). Les laboratoires apparaissent ensuite comme des lieux d'élaboration et d'expression de cultures académiques, entendues comme les idées, les croyances, les interprétations, qui donnent sens aux situations, et guident l'action quotidienne (Hakala 2009). Ainsi, les principales dimensions d'analyse de la culture académique, à savoir le pays, la discipline et l'institution (Clark 1987), sont-elles encore trop larges pour appréhender les problématiques culturelles, et rendre compte des changements en cours. Les identités organisationnelles, et les sentiments d'appartenance à un collectif sont parfois très marqués. Vieil ingrédient du fonctionnement des organisations industrielles, la loyauté stabilise les engagements des équipes dans les organisations de recherche (Hirschman 1970 ; Alvesson 2000). Par cet ouvrage, nous pensons avoir ouvert un dialogue entre des traditions de recherche traditionnellement dissociées (l'analyse des politiques publiques de la recherche, la sociologie des organisations et des professions, les études sociales sur les sciences), et avoir ainsi contribué à mieux faire connaître les laboratoires comme organisations. Nous estimons aussi contribuer aux débats actuels sur la possible entrée à marche forcée, du système français de recherches et d'enseignement supérieur dans une nouvelle ère (Agence Nationale de la Recherche, loi relative aux libertés et responsabilités des universités, Agence d'Évaluation de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur, opération Investissements d'Avenir du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, etc.).
Fichier non déposé

Dates et versions

halshs-00667831 , version 1 (08-02-2012)

Identifiants

  • HAL Id : halshs-00667831 , version 1

Citer

Séverine Louvel. Des patrons aux managers : les laboratoires de la recherche publique depuis les années 1970. Presses Universitaires de Rennes, pp.168, 2011, Res Publica. ⟨halshs-00667831⟩
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