Des Emirs de la Montagne à la reconstruction du Centre-Ville : disparités spatiales et littoralisation au Liban à l'ère de la mondialisation

 

 La littoralisation est considérée comme l'une des grandes tendances démographiques et économiques de cette fin de siècle ; mouvement planétaire, elle est souvent présentée comme une tendance naturelle des populations, attirées par la qualité de la vie en bord de mer, et des économies en quête de facilités de transport et de communication qu'offriraient les mers ouvertes et les océans : les littoraux et leurs ports sont perçus comme les lieux propices aux échanges pondéreux et lointains.

Le Liban paraît à première vue correspondre à ce paradigme, avec la concentration croissante de la population sur le littoral où se trouve située la capitale, Beyrouth. Celle-ci regroupe en effet plus de la moitié de la population, et les 3/4 des industries du pays et de la PIB.

Quelques indicateurs globaux[i], concernant la région Centre, c'est-à-dire les mouhafazats de Beyrouth et du Mont-Liban, permettent de procéder à une première mesure du phénomène : la population résidente de la région s'élève à 1, 625 000 habitants, c''st-à-dire 50 % de la population libanaise, sur 1967 km2, soit 19,3 % de la superficie ; la densité est donc de 826 habitants/km2, contre une moyenne nationale de 310.

La région rassemblait en 1994 13 381 entreprises, soit 57 % du total, fournissant 97888 emplois, soit 70 % de l'emploi industriel au Liban ; elle absorbait 90 % des crédits bancaires à l'économie, et consommait 75 % du ciment utilisé dans le pays...

 

Mais le cas libanais peut aider à mieux cerner la signification, plus complexe qu'il n'y paraît, de ce phénomène, en l'intégrant dans l'ensemble des facteurs de disparité spatiale qui recomposent en permanence le territoire libanais depuis le XIXème siècle.

 

I - Les causes naturelles et historiques des disparités spatiales

 

 1) Le rôle déterminant du relief

 

Les disparités spatiales du Liban sont d'évidence dues à son relief, qui détermine trois bandes parallèles d'orientation NNE-SSW :

- la bande côtière, très étroite et peu indentée ; quoique peu propice à l'installation de ports, elle a néanmoins hébergé dès la plus haute Antiquité les cités maritimes phéniciennes de Tyr, Sidon, Béryte et Byblos ; leur prospérité reposait sur l'exploitation de richesses marines (le murex) ou de l'intérieur (forêts de cèdres), ainsi que sur leurs capacités de navigateurs et de commerçants[ii].

- l'axe montagneux, qui culmine à 3000 m au Nord, et s'abaisse progressivement vers le Sud , tout en restant difficilement franchissable. Les crêtes et les versants orientés vers le littoral ont été  de tout temps les sites privilégiés de l'implantation humaine, disposant en effet au-dessus de 800 m d'altitude d'étroites terrasses aux pentes adoucies, de lignes de sources, et de précipitations océaniques propices à l'agriculture, au-dessus des miasmes de la plaine côtière. En revanche, les fonds de vallées encaissés en V, sont restés le domaine des ermites (vallée de la Qadisha) et de la végétation naturelle ;

- la plaine de la Békaa, fossé d'effondrement entre Mont-Liban et Antiliban, qui culmine à 1000 m d'altitude environ, est une plaine fertile et un couloir de communication.

 

2) Les disparités spatiales dues à l'histoire du peuplement

 

Les origines du peuplement de la Montagne sont encore controversées[iii]; les Maronites seraient arrivés au VIIème siècle, selon la légende de Saint-Maron, mais une population chiite était installée dans la région de Jbeil et se convertit progressivement au christianisme au cours des siècles suvants, tandis que les Druzes sont arrivés à partir du XIème siècle où ils colonisèrent initialement le wadi Taym, contrfort occidental de l'Antiliban. Il est donc avéré que la Montagne, pour des raisons agricoles autant que de sécurité, attira très tôt des populations dissidentes ou minoritaires[iv] (à moins que l'installation dans des régions diffcilement accessibles par l'autorité ne les eussent rendues rétives à l'autorité et ouvertes aux idéologies religieuses dissidentes...).

La Montagne resta jusqu'au XIXème siècle et à la révolution industrielle (culture du mûrier pour les soieries lyonnaises) le coeur du pays, ce qui fut symbolisé par le pouvoir des émirs de la Montagne, maanides d'abord au XVIè-XVIIème siècle, puis Chehab au XVIII-XIXème, auquel succéda le double caïmacamat druzo-maronite, puis l'institution de  la moutassarifiya du Petit-Liban[v].

L'essor des ports de la côte, entamé dès le XIXème siècle comme débouchés des marchandises et du trop plein d'hommes de la Montagne durant les périodes de crise économique, se renforça durant le Mandat français (1920-1943) qui créa le Grand Liban dans ses frontières actuelles, adjoignant au couple Montagne et littoral central les régions périphériques de la Békaa, du Akkar au nord et du jebel Amel au Sud.

Dès lors, l'espace libanais voit s'opposer d'une part le couple Montagne-littoral central autour de la capitale, et d'autre part les régions périphériques : d'un côté, une économie en voie de modernisation rapide, tournée vers l'extérieur, basée sur les services, le tourisme, l'émigration, polarisée par l'activité de Beyrouth, place commerciale et financière desservant l'ensemble du Moyen-Orient, et d'autre part, des régions rurales marginalisées.

Cette dualité recoupe largement des clivages communautaires : domination politique du maronitisme montagnard, allié à la puissance économique urbaine sunnite et grecque-orthodoxe, tandis que les régions périphériques sont peuplées de paysans chiites (les métouallis) dans la Békaa et le Jebel Amel, sunnites ou alaouites dans le Akkar[vi],druzes dans le Chouf, sous la coupe de grandes familles latifundiaires...

La polarisation de l'ensemble de l'espace libanais par la métropole beyrouthine, à partir des années 50, n'a pas effacé cette dualité.

 

3) La montée en puissance de Beyrouth et le déclin des espaces périphériques

 

La guerre civile (1975-1991) a eu pour effet contradictoire de freiner momentanément la croissance de l'emprise économique et poltique de Beyrouth, mais en même temps de gonfler sa population du poids des déplacés du Sud ou de la Montagne, et d'étendre démesurément l'agglomération : extension d'une banlieue-Sud aussi vaste que Beyrouth-municipe, développement d'un corridor urbain sur la plaine côtière vers le Nord jusqu'à la baie de Jounieh, et transformation des villages de la Basse-Montagne du Metn de zone de villégiature estivale en banlieue permanente.

La guerre a donné une impulsion momentanée à de petits centres de province, devenus les sièges de milices autonomes par rapport au pouvoir central en déshérence (Baalbak, Bcharré, Jounieh, Beiteddine...) ou centres commerciaux sur des routes à l'abri des combats : (Baqaata et Baaqline au Chouf, Chtaura à l'entrée de la Békaa...).

Les disparités spatiales imposées par la nature ne recoupent donc plus aujourd'hui les disparités démographiques et économiques : on distingue trois zones différentes, résultat de l'histoire récente, et de l'attraction qu'exerce la métropole beyrouthine sur l'ensemble du territoire libanais :

- la région métropolitaine de Beyrouth, non pas telle qu'elle est définie administrativement[vii], mais bien plus largement et d'une manière plus floue, l'ensemble de la zone où se déroulent des migrations pendulaires quotidiennes préférentielles : cette zone inclut l'ensemble de la plaine côtière de Jbeil au Nord à la vallée de l'Aouali au Sud, mais aussi les localités de la Moyenne et de la Haute Montagne, du caza de Jbeil à celui du Chouf[viii]. Ce vaste ensemble contient de manière de plus en plus indifférenciée, toute la panoplie des activités de tertiaire supérieur et des fonctions de capitale de Beyrouth ; il rassemble la majorité de la population du pays (et la plus éduquée, la plus diversifiée) , et fournit la plus grande part de la PIB.

- la Montagne, c'est-à-dire le mouhafaza du Mont-Liban, a une spécificité géographique : c'est la partie la plus haute et la plus massive de la chaîne du Liban ; c'est elle qui a servi de montagne refuge à des communautés minoritaires, maronite au nord et druze au Sud, avec des reliquats chiites au nord (caza de Jbeil) et une présence sunnite rurale dans l'Iqlim al-Kharroub au Sud.

Mais cette Montagne a surtout une spécificité historique et identitaire : elle est considérée communément comme le berceau de la nation libanaise, et exaltée pour les qualités guerrières et vertus morales liées à la dureté des conditions de vie sur ses hauteurs, qu'elle a conférées à ses enfants  : courage, dureté à la tâche (prouvée par les terrasses taillées sur les versants jusqu'aux sommets), probité, endurance, hospitalité, indépendance sourcilleuse et méfiance à l'égard du monde extérieur et au premier chef, de la ville délétère et de la plaine émolliente.

Mais elle s'est vidée de ses hommes qui ont émigré outre-mer et se sont installés dans les villes de la côte, et n'abrite plus à l'heure actuelle, hors des zones incluses dans l'aire métropolitaine sus-mentionnée, que des villages endormis ou des stations d'estivage (Ehden) ou de sports d'hiver (Laqlouq dans le caza de Jbeil, Les Cèdres au-dessus de Bcharré). Les bourgades maronites, hier sièges de puissants monastères et de la culture du mûrier, dont témoignent encore la prestance de leurs bâtiments, s'étiolent : Tannourine, Qartaba, Bcharré,etc. sont loin de Beyrouth et difficilement accessibles l'hiver quand la neige bloque les routes en lacets.  L'agriculture y est délaissée par les jeunes qui émigrent ; les terrasses qui découpent les pentes jusqu'aux sommets sont abandonnées, à peine remplacés sur les rares relats par des vergers de pommiers... La tradition de l'estivage à l'air pur et frais dans la maison familiale se perd, à mesure que les jeunes se détachent de ce milieu où ils s'ennuient, loin de la vie trépidante de Beyrouth.

La Montagne conserve cependant le rôle de berceau identitaire, grâce au système électoral, qui contraint chaque électeur à s'exprimer sur le lieu de l'origine de sa famille, et non pas sur le lieu, en général urbain, de sa vie quotidienne. Le pouvoir central reste ainsi largement contrôlé par les grandes familles à l'assise locale ancienne, fondée sur la propriété foncière et les réseaux d'alliance locaux. Ce système, qui n'évolue que lentement, contribue à conserver à la Montagne un poids politique supérieur à son importance réelle, et une surreprésentation des communautés maronite et druze dans la gestion des affaires de l'Etat.

- le Chouf, pendant des siècles fief des émirs druzes de la Montagne, est aujourd'hui privé de dynamisme démoggraphique ou économique : il ne peut compter que sur le poids politique et symbolique imparti à la communauté druze, et sur l'attrait pour les visiteurs du week-end de ses paysages inviolés. Si le retour des réfugiés chrétiens chassés par l'atroce "Guerre de la Montagne" en 1983 se fait si lentement, ce n'est pas seulement en raison du souvenir toujours vivace des massacres intercommunautaires, ou parce que les Druzes répugnent à libérer les maisons où ils se sont installés ; c'est que la région est dépourvue de collèges, de lycées, d'emplois pour les adultes, de magasins sophistiqués pour les habitants qui ont pris des habitudes citadines dasn leur exil beyrouthin. D'autant que la capitale n'est qu'à 50 km, c'est-à-dire à la fois trop près et trop loin : trop près pour qu'il soit justifié d'y installer des infrastructures et des services de haut niveau pour une population somme toute modeste (200 000 habitants environ), et trop loin pour qu'il vaille la peine d'y résider et d'opérer des migrations pendulaires avec la capitale. Ceux qui, par fidélité, et ils sont nombreux, s'y contraignent, s'y épuisent, et vivent une schizophrénie constante et sans espoir entre la Montagne et sa vie calme et faites de codes rigides, et la vie professionnelle à la capitale dans la semaine, avec son stress, certes, mais aussi sa vitalité et sa liberté.

- les périphéries orientale (Bekaa et Antiliban), méridionale (Jebel Amel) et septentrionale (Plaine du Akkar) du pays relèvent d'une autre dimension : elles ont été rattachées récemment, en 1920, par la puissance mandataire française, à un Etat libanais qui leur était étranger dans sa conception. A la fois pour des raisons historiques et culturelles (elles étaient plus tournées vers les centres urbains de Syrie intérieure ou de Palestine), religieuses (de confession musulmane en majorité, elles n'avaient pas de convergence avec les élites urbaines et la structure politico-religieuse de la Montagne ou des villes de la côte), et pour des raisons économico-sociales (elles étaient peu touchées par l'émigration, et se cantonnaient dans des productions agricoles brutes - céréales, olives, moutons -, à la différence de la Montagne vouée à la sériciculture et intégrée dans les courants commerciaux de la Révolution industrielle[ix]).

Le jebel Amel au Liban Sud, est le pays des "Métouallis", paysans chiites naguère misérables et trop nombreux qui, pour échapper à la coupe de leurs maîtres, ont émigré en masse en Afrique noire depuis le début du Mandat. Ils en sont aujourd'hui chassés par les troubles politiques, et reviennent au pays, investissant dans la pierre et dans les plantations d'orangers. Cette prospérité apparente est sans cesse menacée par les bombardements et les incursions d'Israël ; mais cette menace n'est pas  partout aussi intense.

Elle est maximale dans la bande frontalière de 850 km2 occupée depuis 1978 par Israël et placée sous le contrôle de l'"Armée du Liban Sud". Cette région, où s'exercent encore de manière privilégiée des pouvoirs para-souverains (L'ALS d'un côté, le Hezbollah de l'autre), est le théatre des affrontements les plus violents, et du fait de son statut incertain, contenue à l'écart tant de l'entité territoriale libanaise que de celle d'Israël : elle est donc marginalisée à l'extrême dans les reconfigurations territoriales en cours, et n'existe pour le moment qu'à titre d'enjeu des relations internationales et du processus de paix.  

Le caza du Hermel, dans la Békaa Nord, lui aussi peuplé de paysans chiites, est passé en quelques années, pour d'autres raisons, d'une prospérité relative à la ruine : la cause en revient à l'arrêt (partiel) de la culture du pavot, sur les ordres des Etats-Unis ; mais ces confins du Nord, qui échappent largement, comme le Akkar, à la loi libanaise, sont le domaine des contrebandiers et des voleurs liés à des réseaux organisés à cheval sur les deux pays, avec la complicité des autorités. Leur marginalité leur confère ainsi des avantages et leur permet de subsister sur un mode traditionnel de prédation à l'égard du centre.

 

II -  L'espace libanais dans la guerre : concentration beyrouthine et revitalisation temporaire des petits centres

 

La guerre civile a provoqué un double mouvement :

1) l'agglomération beyrouthine a connu une brusque croissance, à la fois démographique et spatiale, lors d'à-coups brutaux lors des différentes phases de la guerre : elle a à la fois subi le contrecoup de la guerre qui frappait le reste du territoire libanaix, en accueillant dans ses différents quartiers les déplacés chassés de chez eux , et réagi aux combats meurtriers qui la déchiraient en deux parties étanches, en s'étendant dans ses banlieues et sur les hauteurs préservées des lignes de feu.

2) hors de l'agglomération-capitale, où le pouvoir central et les activités économiques étaient paralysées, de modestes bourgades se sont muées en centres politiques, économiques et stratégiques aux mains de pouvoirs paraétatiques dont les ambitions et les capacités organisationnelles furent variables.

 

Le gonflement démographique et l'extension spatiale de Beyrouth

 

Des centaines de millliers de réfugiés de toutes les régions du pays frappées par les combats (guerre de la Montagne en 1983, invasions israéliennes du Sud-Liban en 1978, puis jusqu'à Beyrouth en 1982, et occupation permanente de la bande frontalière depuis 1978, etc.) se sont installés à Beyrouth et dans ses banlieues, devenant les enjeux et les acteurs de l'homogénéisation confessionnelle forcée des secteurs Est et Ouest de la capitale, et de la "cantonisation" de l'ensemble du pays[x] ; la population de la banlieue-Sud de Beyrouth, occupant souvent des terrains de manière illégale, est communément estimée à plus de 500 000, et l'ensemble des personnes déplacées représenterait le tiers de la population libanaise, à un moment ou un autre de la guerre.

- les Beyrouthins de souche, et nombre de ces nouveaux arrivants ou des victimes de la purification communautaire à l'intérieur de Beyrouth-municipe et de la proche banlieue, se sont installés dans les banlieues éloignées des lignes de front, et souvent dans les centres d'estivage dont ils ont pérennisé l'occupation ; ce déversement d'une population urbaine en milieu villageois a provoqué de nouvelles polarisations, avec l'apparition de nouveaux quartiers commerciaux, de nouvelles centralités...

 

Tableau n° 1 : Estimations de la population de l'agglomération de Beyrouth en 1991

 

Beyrouth-Municipe

400 510 hab

1 980 ha

Proche banlieue

423 849

2 023

Banlieue Intermédiaire

209 593

5 513

Banlieue lointaine

103 664

13 738

Total RMB

1 164 616

23 140

Banlieue extérieure

291 154

nd

Total agglomération

1 455 770

nd

 

Source : Eric Huybrechts, "Densités beyrouthines", art. cit., tableaux  pages 15 et 16

NB  : le recensement de la population et des habitations effectué par le Ministère des Affaires sociales entre novembre 1995 et mai 1996 a dénombré au Liban 3 111 828 habitants (Journal Al Nahar, 19 juin 1997).

 

Les centres de pouvoir politique para-souverain

 

De petits centres ont vu augmenter considérablement leur population et leurs fonctions durant la guerre, en tant que sièges d'une autorité para-étatique à base communautaire ou idéologique.

- Baalbek, désertée par les touristes, est devenue un siège de la présence iranienne, de camps d'entraînement du Hezbollah chiite, de mouvements palestiniens liés à Damas, de groupes d'activistes arméniens ou kurdes... Elle a renforcé son rôle traditionnel de centre de contrebande et de trafics illicites (armes, stupéfiants cultivés dans la plaine de la Békaa...) et a vu se dresser quelques immeubles modernes à proximité de son vieux centre commercial ; mais la concurrence feutrée entre l'Iran et la Syrie pour son contrôle a empêché qu'elle ne devienne un centre de pouvoir autonome, en dépit de l'afflux de populations civiles réfugiés dun Sud-Liban, et de centaines de combattants d'obédiences variées ;

 - le dense ensemble urbain qui s'étire sur la côte entre le nahr el-Kelb et le nahr Ibrahim, bien que faisant partie de l'aire d'attraction beyrouthine,  s'est développé comme un centre autonome contrôlé d'une main de fer par les Forces Libanaises ; le port de Jounieh s'y est transformé en une capitale de substitution pour un projet de micro-Etat chrétien ("Marounistan") soutenu par Israël et ancré à l'Occident ; accueillant les activités commerciales et de loisir de Beyrouth, bénéficiant de relations maritimes avec Larnaca sur l'île de Chypre, c'est cet ensemble urbain qui a poussé le plus loin le projet de se substituer à la capitale déchue ;

-  la montagne du Chouf a vu émerger, comme centres d'une autorité politique alternative, - celle de la milice druze du Parti Socialiste Progressiste -, un ensemble de localités aux fonctions complémentaires : Moukhtara, berceau de la famille Joumblatt, l'agglomération nouvelle de Baqaata-Semqaniyé, sur le plateau du Moyen-Chouf, Beiteddine, siège de l'"Administration civile de la Montagne" mise en place par la milice druze pour assurer de manière transitoire les fonctions essentielles de l'Etat[xi], et Baaqline, centre historique et commerçant, qui a pour une part récupéré les fonctions en matière d'administration, d'enseignement, de santé, de Deir el-Qamar, la capitale historique, maronite, de la Montagne, assiégée durant de longs mois, avant d'être neutralisée et isolée.

D'autres centres pourraient encore être mentionnés, comme Nabatiyé, centre névralgique du Hezbollah au Sud-Liban, Jezzine et Merjayoun, fiefs de l'Armée du Liban Sud, dans la bande frontalière occupée par Israël, Qoubayyat, gros bourg maronite du Akkar, Bcharré, berceau des Forces Libanaises, sur les ultimes contreforts du Mont Liban...

 

Les centres commerciaux alternatifs

 

 Certaines de ces localités ont vu leur activité commerciale enfler subitement, pour répondre aux besoins et aux occasions nées du déroulement de la guerre : transfert à Zouk Michaël, Kaslik et Jounieh des magasins de luxe, des services spécialisés, des établissements de plaisir de Beyrouth-Est, pour les besoins de la clientèle aisée de ce "Monaco du Proche-Orient" ; essor commercial des centres d'estivage devenus résidences permanentes, comme Aajaltoun au Kesrouan, Bikafaya, Broummana, Beit-Méry au Metn ...

Plus original a été le cas de Chtaura, bourgade de la Békaa, devenue rapidement une rue de centres commerciaux, de boutiques et de banques au service de la clientèle syrienne sevrée de produits importés. La route qui, rectiligne, traverse la plaine de la Békaa en direction du poste-frontière d'Anjar s'est muée en un centre effervescent de trafics et de change, sous le contrôle intéressé de l'armée syrienne ; mais du jour au lendemain, en 1995, un changement de stratégie économique à Damas, en faveur de l'ouverture directe du pays aux échanges extérieurs, est venu interrompre cet essor, laissant aujourd'hui une rue de magasins qui végètent au rythme du passage des services-taxis de Beyrouth à Damas.

Dans le Chouf, les petits centres qui se trouvaient sur l'axe routier qui a durant plusieurs années permis d'éviter la route de Damas, devenue ligne de front entre l'Est et l'Ouest, ont vu s'ouvrir de multiples boutiques fournissant les voyageurs et les camionneurs en produits très demandés en Syrie : habits, ustensiles ménagers, pièces détachées...Kfar Him, Baaqline, Baqaata se sont ainsi ainsi mués en artères commerçantes, et ont connu un boom de la construction d'appartements qiui s'est  achevé sur une crise brutale dès la réouverture de la route de Damas, beaucoup plus directe,  au trafic.

 

Les ports clandestins

 

Il s'agit également des ports clandestins ouverts par chaque milice sur le littoral, pour s'assurer une autonomie d'approvisionnement, éviter les taxes du port de Beyrouth et s'assurer une source de revenu en prélevant ses propres taxes sur les entrées : mainmise des Forces Libanaises sur le 5è bassin du port de Beyrouth, dont le port de Jounieh, plus abrité, assurait en plus le transport des voyageurs avec Larnaca, à Chypre, port d'Ouzaï dans la banlieue Sud contrôlée par le Hezbollah, port de Jiyé contrôlé par la milice druze du PSP, ports de Batroun ou Amchit sous contrôle syrien, etc.

 Ces ports sont aujourd'hui rentrés dans la légalité et ont beaucoup réduit leurs activités, alors que redémarre le port de Beyrouth, et ceux de Tripoli (Al-Mina), de Saïda ou de Tyr, dont l'équipement est en cours de rénovation. Mieux équipés, mieux abrités et accessibles aux navires de gros tonnage, ils n'alimentent plus que quelques industries locales ou des dépôts d'essence.

 

 III - La littoralisation, tropisme spontané ou choix d'aménagement ?

 

Compte tenu de ce que l'on vient d'évoquer plus haut de la concentration de la population libanaise, rassemblée pour 50 % dans une aire métropolitaine exiguë sur la façade maritime centrale du pays, le phénomène de littoralisation paraît une évidence. Il l'est d'autant plus si l'on rappelle brièvement que les principaux centres urbains du pays sont échelonnés sur le littoral : Tripoli au Nord, 2ème ville du pays, avec 300 000 habitants environ, Jbeil (80 000), puis, au Sud Saïda (120 000) et Tyr (100 000). Ce sont donc les 3/4 de la population libanaise qui vivent sur l'étroit chapelet de plaine côtière et dans sa proximité immédiate.

Si l'on considère l'occupation du trait de côte, on constate la répartition suivante :

 

Tableau n° 2 : Occupation du trait de côte

 

Occupation du sol

linéaire (km)

linéaire (%)

urbain

118

48

agricole

42

17

mitage agricole

6

2

naturel

70

29

eau

8

3

Total

243

100

  Le trait de côte, à moitié urbanisé, indique une concentration de l'urbanisation au plus près de la côte, la bande littorale des 2 km n'étant plus bâtie que sur un tiers de sa surface :

                          

Tableau n° 3 : Occupation du sol dans la bande des 2 km

 

Bande des 2 km

     surface (ha)

linéaire (km)

%

urbain

15 582

74

35

agricole

14 558

73

35

mitage agricole

1 536

6

3

naturel

11 234

55

26

mitage naturel

223

1

0

eau

292

1

0

Total

43 225

210

100

 

Source : Eric Huybrechts, "L'occupation de la côte libanaise", ORBR n°10, page 22

 

Le taux moyen d'occupation par le bâti est de 24 % pour l'ensemble du territoire libanais. Cependant, cette observation doit être nuancée, dans la mesure où, si 90 % de la superficie de Beyrouth est urbanisée, et 35 % de celle du mouhafaza du Mont-Liban, ce taux s'abaisse à 15 % dans le mouhafaza du Liban Nord et 17 % dans celui du Liban Sud.

Les quatre cazas les plus proches de Beyrouth ont en revanche, dans la bande littorale de 8 km, des taux d'urbanisation très élevés : 40 % pour le Kesrouan, 56 % pour le Metn, 49 % pour Baabda et 30 % pour Aley, soit une moyenne de 42 % sur une profondeur qui inclut les contreforts montagneux[xii]..

Cet affinement de l'observation laisse à penser que la littoralisation concerne surtout l'agglomération beyrouthine. On est donc en droit de se demander quelle est réellement la nature de cette littoralisation : il ne s'agit pas d'une attraction pour n'importe quel littoral, puisque de longues étendues de côte, au Nord de Tripoli comme au Sud de Tyr, sont vouées à l'agriculture et n'exercent aucune attraction sur l'implantation humaine.

La concentration de la population, de l'habitat et des activités urbaines semble plutôt dûe à la disponibilité de terrains plats et à la proximité de Beyrouth avec ses possibilités d'emploi, d'une vie citadine riche et diversifiée, bien plus qu'à la proximité de la mer proprement dite.

 

Attrait du littoral, attrait de la plaine ou attrait de Beyrouth ?

 

La réponse à la question de la littoralisation dépend aussi du sens retenu pour le littoral, et de la nature du phénomène que l'on cherche à identifier : s'agit-il de l'attraction exercée par le bord de mer et les activités qu'il permet, directement liées à la présence de la mer ? Ou bien s'agit-il plus généralement d'un tropisme planétaire vers les espaces ouverts, qui conduirait les sociétés à tourner le dos aux continents et à se rassembler près des voies d'échange et de communication que sont les mers libres ?

 

La fonction portuaire

 

Elle est concentrée désormais à Beyrouth, qui retrouve peu à peu sa place privilégiée ; pour autant, le port n'est plus comme jusqu'aux années 70 la porte d'entrée des marchandises destinées à l'ensemble du Proche-Orient. La paralysie due à la guerre, mais aussi la volonté d'autonomie des pays voisins, ont poussé la Syrie à équiper ses ports de Lattaquié et de Tartous, tandis qu'Aqaba,  assure l'approvisionnement de la Jordanie et de l'Irak. Le port israélien de Haïfa est devenu, à la suite du Traité de paix israélo-jordanien de 1994, une des portes d'entrée du Royaume hachémite, rôle qu'il joue aussi depuis la guerre civile, de manière inavouée, pour l'approvisionnement du Liban.

Le trafic voyageurs à partir des ports miliciens de Jounieh (à l'Est) et de Ouzaï (dans la banlieue Sud) a cessé ; le trafic de caboteurs ne concerne que les ports de Tripoli (Al-Mina), de Saïda et de Tyr, auxquels il faut ajouter pour la pêche artisanale les vieux ports de Jbeil et de Batroun.

Enfin, quelques industries lourdes situées en bord de mer sont équipées de wharfs de chargement ou d'embarquement : raffineries de pétrole au Nord de Tripoli, à Zouk Mkayyel et à Zahrani (au Sud de Saïda), cimenterie de Chekka (au Sud de Tripoli)...

Les activités portuaires, par leur emprise, leur rôle économique, la pollution qu'elles engendrent, occupent donc un espace significatif du littoral.

Ils n'empêchent pourtant pas une extension envahissante de la fonction balnéaire.

 

La fonction balnéaire : à chacun son chalet

 

Le bord de mer libanais exerce une attraction inégalée sur les habitants de ce petit pays surpeuplé : quelques grandes plages publiques subsistent au Sud de Beyrouth (Ramlet el-Baïda), mais l'occupation du littoral a subi sur ce plan depuis vingt ans une évolution considérable : l'appropriation privative du rivage est la règle, et se traduit par la durcification sans faille du front de mer aux abords des agglomérations : la baie de Jounieh est submergée par les tours de dix étages, qui abritent des résidences temporaires ou, de plus en des permanentes appelées "chalets" ; celles-ci donnent sur des marinas, bases de sports nautiques et d'une vie sociale réservée à l'élite, ou à des segments communautaires de la moyenne et de la grande bourgeoisie[xiii].

Cette vogue des chalets, qui fait pendant à celle de l'estivage d'été ou aux sports d'hiver dans les stations de haute montagne, touche principalement les centres urbains entre Beyrouth et Tripoli ; elle devient de plus l'objet de grandes opérations d'aménagement, menées avec le soutien de l'Etat : projet Metn Nord (100 ha de remblais entre Antélias et Dbayé, là où s'étendait encore voici quelques années une plage publique), projet Linord (200 ha entre le nahr Beyrouth et Antélias, en cours de lancement), projet Elyssar (au nord de l'aéroport international), qui vise à aménager et rentabiliser le front de mer sur la plage publique au Sud de Beyrouth.

La mer Méditerranée est pourtant très polluée : l'urbanisation incontrôlée s'est développée sans mise en place de réseaux de tout-à-l'égout, ni satations d'épuration : les eaux usées des centres urbains, des villages ou des usines et des chantiers sont rejetées directement dans les rivières, qui les charrient à la mer ; les fosses septiques percolent dans la roche karstique et polluent les nappes souterraines, rendant l'eau des villes impropres à la consommation. Enfin, les déchets solides sont déversés soit à flanc de colline, d'où les pluies les entraînent vers le littoral, soit rejetées dirctement dans la mer. A ces scandales, résultat du comportement anti-civique développé pendant la guerre, s'ajoutent les effets des pratiques miliciennes, qui, contre paiement, ont accueilli sur les portions de côtes qu'elles contrôlaient les déchets toxiques des pays d'Europe : boues rouges en provenance d'Italie, résidus chimiques d'Allemagne...

Les fonds marins ont été eux-mêmes dévastés par l'explosion des obus et la pratique de la pêche à la dynamite, qui a détruit la flore et la faune.

Pour couronner le tout, les courants marins remontant du Sud apportent sur les côtes les déchets et la pollution en provenance d'Israël...

L'attraction du littoral est donc réduite à la fois par son inaccessibilité à la majorité de la population, par la dégradation de sa qualité écologique, et par la concurrence de la Montagne ou des vacances à l'étranger (Chypre, Turquie, Côte d'Azur...).

 

III - La polarisation beyrouthine et l'aménagement du territoire libanais

 

Plus que de littoralisation,c'est d'une polarisation dans une aire métropolitaine beyrouthine qu'il faudrait parler.

Beyrouth est le principal bassin d'emploi du pays, c'est là que sont concentrées les fonctions du tertiaire supérieur sur lesquelles repose l'économie du pays ; c'est là que se croisent et s'entrelacent les voies de communication intérieures et celles qui relient le Liban au monde extérieur.

Rien de bien nouveau dans cette énumération d'universités, de ministères, de centres de recherche, de maisons de commerce, de sites industriels, de quartiers résidentiels, de structures sanitaires, de casernes et de boîtes de nuit qui émaillent et constituent la métropole.

Mais deux facteurs nouveaux sont à relever :

- la dissémination de ces fonctions au sein d'une aire très large, où se perd la hiérarchisation traditionnelle du centre et de la périphérie : la périphérie peut se trouver au centre, avec des quartiers sous-intégrés ou simplement qui vivotent à l'écart des grands courants qui articulent la métropole beyrouthine au reste de la planète ; à l'inverse, de grands hôtels, des cliniques prestigieuses, les demeures des notables les plus influents peuvent se trouver en lointaine banlieue, sur des crêtes dominant la ville. Le palais présidentiel se trouve à Baabda, le Ministère de la Défense à Yarzé, le Ministère des Déplacés à Damour : ils n'en sont pas moins partie prenante de l'agglomération, tout comme le casino de Maameltein, à 30 km au Nord, qui attire les vedettes du monde entier, les boîtes de nuit de Kaslik ou les grands magasins et les concessionnaires de marques étrangères d'Antélias ou de Sinn el-Fil.

La frontière entre Beyrouth-Municipe, Région Métropolitaine de Beyrouth au sens administratif, et aire métropolitaine aux contours flous s'estompe.

On peut même aller plus loin et considérer que les ruines de Baalbek, avec son festival annuel, attirant artistes et spectateurs fortunés du monde entier, ou bien les stations de sports d'hiver huppées des Cèdres ou de Faraya sont intégrées, non pas spatialement mais organiquement, au fonctionnement de la métropole beyrouthine sans laquelle elles n'auraient pas lieu d'être.

- la notion d'aménagement du territoire, c'est-à-dire de rééquilibrage volontariste par l'Etat des disparités spatiales, doit dans ce contexte être repensée : compte-tenu de l'exiguité du territoire national (10 000 km2), soit l'équivalent d'un grand département français, et de la facilité d'accéder du point le plus éloigné à la capitale en quelques heures à peine, on peut se demander quelle est la rationalité d'un saupoudrage des services et des infrastructures sur l'ensemble du pays : qu'il s'agisse de démarches administratives, de soins ou d'enseignement, on pourrait imaginer que des économies d'échelle seraient réalisées en concentrant tous les moyens dans l'aire beyrouthine, seule à posséder le nombre et la diversité des équipements qui permette une véritable intégration et des synergies entre eux.

Il en va de même en matière d'activités privées, telles que le commerce ou l'industrie, dans la mesure où  la tendance étant à toujours plus de standardisation, de concentration et de gigantisme.

Certes, cette vision théorique ne tient pas compte de la dimension culturelle, politique, historique et psychologique des rationalités économiques : l'homo économicus n'existe pas, et malgré la domination des logiques financières sur les comportements individuels et collectifs, d'autres facteurs inquantifiables pèsent pour maintenir des communautés humaines dans des contrées reculées et dépourvues de ressources matérielles.

Ainsi au Liban la Montagne la plus escarpée conserve-t-elle encore une population dont la taille n'est pas justifiée par la disponibilité des ressources, mais par l'attachement au sol, à un mode de vie et à une cohésion communautaire : c'est le cas par exemple du caza du Chouf, bastion de la communauté druze. Ces communautés vivent pour l'essentiel des envois des émigrés, et des redistributions en provenance du Centre, en particulier à travers l'accès que peuvent avoir leurs représentants aux ressources de l'Etat.

 

IV - Les reconfigurations  spatiales sous l'empire de  la mondialisation

 

Les disparités spatiales et la littoralisation évoquées ci-dessus sont recoupées ou transcendées par une recomposition de l'espace due à un phénomène général, mais qui revêt au Liban des formes particulières : la mondialisation économique, dans laquelle le pays est engagé à la fois historiquement (existence d'une diaspora nombreuse, diverse dans sa composition et ses implantations, de l'Afrique noire au Golfe Persique en passant par l'Amérique du Sud, l'Amérique du Nord, l'Australie, le Royaume-uni et la France), économiquement (domination d'une économie de services, fondée sur la finance internationale, le tourisme, le commerce de transit et de redistribution. et les transports), et socio-culturellement (existence d'une couche de la population fortement liée à la francophonie d'une part et à l'univers anglo-saxon de l'autre).

Cette ouverture ancienne a pris une nouvelle ampleur à la suite de la guerre civile et dans la perspective du processus de paix initié à l'échelle de la région : le premier ministre Rafic el-Hariri s'est fait le promoteur de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, dans la perspective de faire recouvrer à Beyrouth cette fonction de pôle moyen-oriental de l'économie-monde.

C'est tout l'espace libanais qui devrait s'en trouver reconfiguré : le premier ministre concentrant l'effort de reconstruction sur le centre de la haute finance et des milieux d'affaires, il privilégie les infrastructures qui permettent de relier directement ce centre à l'économie-monde : réfection achevée en 1998 de l'Aéroport International de Beyrouth, de manière à lui permettre d'accueillir 6 millions de passagers contre 2 auparavant, tracé et mise en chantier de trois autoroutes qui devraient relier directement le centre à Damas ("autoroute arabe"), et à Israël vers le Sud et à la Turquie vers le Nord, en passant par le littoral syrien, et mise à niveau du port en matière de taille et d'équipements.

Sur l'ensemble de l'aire métropolitaine, comme sur l'ensemble du territoire libanais, lorsque l'importance de l'enjeu abolit ou réduit l'impact de la distance par rapport au centre, toutes les initiatives de l'Etat en matière de développement d'infrastructures et de planification sont surdéterminées par cette intégration au système-monde, à travers le pôle du centre-ville de Beyrouth ; les initiatives privées se plient aussi à cette réalité, qu'il s'agisse d'espaces récréatifs, commerciaux, de résidences, d'entreprises industrielles, d'écoles ou de centres de soin privés..

Mais l'agglomération participe de façon différenciée à cette mondialisation : différence selon les quartiers, les immeubles, les milieux et les individus :

Le port et l'aéroport sont traditionnellement les portes d'entrée de Beyrouth ; la place des Martyrs en était une autre, comme point de départ des transports terrestres vers Damas et le reste du Proche-Orient. S'y ajoutent les sièges de banques du monde entier, regroupées rue Riyadh el-Solh, les fonctions de transit et d'entrepôt, les établissements d'enseignement supérieur comme l'American University of Beirut, l'Université Saint-Joseph ou même l'Université Libanaise, qui attiraient des étudiants venus de l'ensemble du monde arabe, les grands hôtels pour clientèle cosmopolite, les magasins, services et restaurants de luxe ou qui correspondaient aux besoins de cette frange de la population (construction, secteur automobile...).

Mais l'"élite" qui utilise et fréquente ces lieux n'est pas seule à vivre tournée vers l'étranger : le Liban compte plus de nationaux hors de ses frontières qu'à l'intérieur. Quelle que soit l'appartenance communautaire et le niveau social, la population a une forte propension à l'ouverture et au voyage, et intègre dans sa représentation de l'espace les principales destinations de l'émigration : le Golfe Persique, l'Afrique noire, l'Amérique du Sud, mais surtout aujourd'hui l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord. De nombreux Libanais des catégories les plus élevées socialement vivent aujourd'hui à cheval entre leur patrie et leur lieu d'émigration, allant et venant entre l'Europe et le Liban au gré de leurs obligations familiales ou professionnelles.

Cette ouverture ne peut pas être tout entière mise sur le même pied, et elle ne participe pas toute du grand bouleversement actuel de la mondialisation. Des professions, des milieux sociaux très ouverts culturellement sont sur le déclin, des régions entières sont devenues des angles morts de l'économie, dévitalisés par l'émergence de nouveaux lieux, de nouveaux axes, de nouvelles activités. Et le pouvoir central est loin d'être neutre, choisissant par ses aménagements de réduire ou d'accroître les disparités spatiales, en fonction de ses besoins et de ses intérêts.

C'est ainsi que la reconstruction du centre-ville de Beyrouth vise à faire de ce quartier le coeur d'une économie libanaise restaurée dans ses fonctions anciennes au coeur du Moyen-Orient. Cet objectif est clairement affiché dans le type d'architecture et d'urbanisme choisi, totalement déconnecté de son environnement oriental, et relié directement par une voie rapide à l'aéroport international. Le choix stratégique qui a été opéré repose sur deux paris :

- le premier est celui du succès du processus de paix israélo-arabe, et sur une ouverture des frontières qui laisserait à la place de Beyrouth une certaine compétitivité face à celles de Tel Aviv et de Haïfa ;

- le second est que le besoin d'une place comme celle de Beyrouth, avec sa localisation géographique, ses compétences humaines et ses équipements, existe encore au Moyen-Orient comme ce fut le cas jusqu'aux années 1970. 

Le prix de ce pari est l'engloutissement de sommes colossales dans un projet d'aménagement futuriste, au détriment du rééquilibrage des disparités spatiales du territoire libanais ; sa justification est implicitement que cette disparité pourrait être comblée dans une aspiration vers le haut que provoquerait dans tout le pays le dynamisme recouvré de Beyrouth.

Malheureusement, l'instauration d'une paix juste et durable dans la région ne semble pas près d'aboutir, et, surtout, il semble douteux que Beyrouth puisse redevenir l'unique et indispensable relais qu'elle fut de l'Occident en Orient. Certaines raisons à ce doute tiennent à des changements d'échelle des échanges de marchandises, d'autres à des changements technologiques qui abolissent le temps et la distance dans les échanges commerciaux et les mouvements financiers, d'autres à des changements des centres de gravité régionaux et à l'émergence de pôles concurrents mieux équipés et mieux situés (on pense, bien sûr, à Doubaï dans le Golfe).

L'échec prévisible de ce pari peut donc laisser penser que le Liban opérera dans les années qui viennent un retour sur lui-même, c'est-à-dire sur l'ensemble de son territoire, malmené par la guerre civile, et grand oublié d'un aménagement du territoire qui serait cohérent, équilibré et réconcilié. Cette réorientation sera facilitée et impulsée par l'apparition au niveau local de nouveaux acteurs, qui commencent à se manifester dans les domaines de la culture, du patrimoine, de l'environnement, parallèlement à la mise en place de nouvelles équipes municipales, élues en mai 1998 pour la première fois depuis 1963. 

 

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[i]Rassemblés par Delphine Compain et Laurent Combes, dans le N°7 de la lettre d'information de l'Observatoire de recherche sur Beyrouth et sa reconstruction (ORBR), CERMOC, Beyrouth, février 1997, pp. 22-24 ;

[ii]Voir les articles "Sayda, Sour, Tarabulus esh-Sham", Encyc. Islam, nouvelle version, par Marc Lavergne

[iii] Ahmed Baydoun, Identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais contemporains, Publications de l'Université libanaise, Beyrouth, 1984, 610 p.

[iv] voir Xavier de Planhol, Les minorités en Islam. Géographie politique et sociale, Flammarion, 1997, 524 p.

[v] Sur l'histoire contemporaine du Liban et ses racines, voir, parmi les ouvrages les plus généraux et les plus accessibles en français :

- Georges Corm, Géopolitique du conflit libanais, La Découverte, Paris, 1987, 255 p.

 - Elisabeth Picard, Liban Etat de discorde. Des fondations aux guerres fratricides, Flammarion, Paris, 1988, 263 p.

-  Nadine Picaudou, La déchirure libanaise, éd. Complexe, Bruxelles, 1989, 272 p.

 

[vi] Voir Michaël Gilsenan, Lords of the Lebanese Marshes. Violence and Narrative in an Arab Society, I.B. Tauris, Londres, 1996, 377 p.

[vii] La Région Métropolitaine de Beyrouth" (RMB) a été définie en 1983, sous l'autorité du Président Amine Gemayel, pour servir de cadre au Schéma directeur de la région métropolitaine de Beyrouth, réalisé de 1983 à 1986 ; elle s'étend vers l'intérieur jusqu'à la courbe de niveau de 400 m, entre le nahr el-Kelb au nord et le nahr Damour au Sud, mais elle laisse à l'écart de larges portions d'espace urbanisé. pour Eric Huybrechts  (ORBR n° 9, page 16, note 13), "l'agglomération morphologique s'étendrait de Amshit à Damour et de la mer à Sofar, Baabdat, Bikfaya, Faïtroun, Ghazir...". (voir "Indicateurs de la reconstruction : le parc immobilier dans la région Centre", in ORBR,n° 10, page 9, note 6).

[viii] voir "Densités beyrouthines", in ORBR n° 9

[ix] Dominique Chevallier : "La société du mont Liban à l'époque de la révolution industrielle en Europe, Paris, Institut français d'Archéologie de Beyrouth, , 1971.

[x]André Bourgey : "La guerre et ses conséquences géographiques au Liban", Annales de Géographie n° 521, janvier-février 1985, pages 1 à 37 

[xi] Noha el-Ghousseini : "L'administration civile de la Montagne", thèse de Géographie, Paris IV, 1986

[xii]Eric Huybrechts : "L'occupation de la côte libanaise", ORBR n° 10, CERMOC, Beyrouth, 1998, pages 19 à 23

[xiii]Le succès de cette urbanisation privée a été du, pendant la guerre, au fait que le littoral était relativement abrité des tirs, d'autant que les appartements regardent vers le large. La mer elle-même est hautement polluée, en l'absence de stations d'épuration et du stockage de produits toxiques importés (boues rouges italiennes...) moyennant finances par certaines milices durant la guerre, et la pêche elle-même, dévastatrice, car pratiquée aux explosifs, a détruit la faune et les fonds sous-marins.