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Ouvrages Année : 2000

Le temps de la fatigue.

Résumé

La fatigue qui nous intéresse dans ce livre n'est pas la fatigue « physiologique » qui serait le résultat d'un simple effort musculaire, ni la fatigue symptôme qui accompagne la plupart des maladies bien définies, mais plutôt une fatigue subjective, perçue comme un phénomène pathologique « nouveau » provoqué par un certain mode de vie. L'ambition est de réaliser une généalogie, à partir d'un point de vue sociologique, de la représentation d'une « mauvaise fatigue » (celle des villes, du travail intellectuel, du « stress ») dans la société contemporaine. En effet, malgré l'extrême variété des théories et des conceptualisations de la fatigue comme problème de santé (qu'il s'agisse de la neurasthénie, du « syndrome de fatigue chronique » ou du « syndrome d'épuisement professionnel »), une distinction revient toujours, plus ou moins nettement, entre une fatigue normale, ou « bonne fatigue », que l'individu doit pouvoir récupérer seul par le repos et une fatigue pathologique, ou « mauvaise fatigue », que le professionnel (médecin, psychologue) peut définir et éventuellement traiter. La « mauvaise fatigue », quelle qu'en soit la forme, est alors celle qui est médicalisable et l'étude de la médicalisation de la fatigue peut donc se faire à travers l'analyse de la construction sociale de l'idée de « mauvaise fatigue ». Un grand nombre de concepts, d'entités pathologiques, de situations seront analysés dans ce livre : entre l'acédie des moines au Ve siècle, la neurasthénie au XIXe, la fatigue industrielle au début du XXe et le stress des infirmières ou des conducteurs de bus de nos jours, le point commun est de distinguer une forme pathologique de fatigue, qui est aujourd'hui souvent appelée « mauvaise fatigue ». La « bonne fatigue » est tout d'abord celle qui peut être surmontée grâce à un repos « normal ». Elle est le résultat d'une activité « saine », « naturelle », c'est-à-dire n'étant pas vécue comme une contrainte imposée à l'individu mais comme une activité « librement » choisie (même s'il s'agit d'une contrainte intériorisée), ou faisant partie de l'ordre des choses, donc n'ayant pas à être questionnée. En ce sens, la « bonne fatigue » est perçue comme participant d'une vie en harmonie avec la « nature » (grands espaces, air pur, etc.) et en accord avec la « nature humaine ». Elle est la résultante d'un effort physique ou musculaire plutôt que d'une « dépense nerveuse ». Elle peut tout de même suivre un travail intellectuel, mais dans ce cas elle est, encore plus souvent que pour le travail physique, associée à un sentiment de « devoir accompli » et d'obtention d'un résultat positif, ou elle est le résultat d'une activité vécue comme agréable. Une forme typique de « bonne fatigue » est celle qui résulte de la pratique d'un sport, vécue comme librement consentie. Non seulement la « bonne fatigue » est « normale » car elle disparaît rapidement, le plus souvent après une bonne nuit de sommeil, mais en plus, par une sorte de « loi de Gresham » inversée, la « bonne fatigue » chasse la « mauvaise », car elle permet un sommeil profond, réparateur et de qualité. Elle est donc plus que « normale ». La « mauvaise fatigue », au contraire, est plus souvent durable - les médecins disent chronique -, elle n'est pas éliminée par le sommeil et il arrive même qu'elle soit ressentie dès le matin. Son origine est plus « nerveuse » ou psychologique que physique ou musculaire. Elle est souvent ressentie comme le résultat d'une agression sociale qui empêche un mode de vie qui serait conforme à la « nature humaine » ; par exemple le travailleur obligé de rester immobile et très concentré durant plusieurs heures. La notion de stress occupe une grande place dans l'étiologie de la « mauvaise fatigue ». Le stress des grandes villes serait ainsi une cause typique et exemplaire de « mauvaise fatigue ». L'agression sociale est en effet vécue comme difficilement évitable et l'individu se sent obligé de « prendre sur lui ». C'est le cas, pour prendre un autre exemple, de l'infirmière qui se retient de répondre à un malade incivil et éprouve de ce fait un conflit interne. La mauvaise fatigue peut être supprimée, après un certain temps, par un retour à un mode de vie « plus sain » ou par l'appel à un professionnel (médecin, psychologue, etc.), qui apparaît alors comme une alternative si des changements dans l'environnement social ne sont pas envisagés.
En ce qui concerne l'activité professionnelle, qui a été choisie comme terrain privilégié, la problématique est la suivante : le travail fatigue, c'est sa figure classique, mais quand la fatigue est perçue comme une « mauvaise fatigue » le travailleur exprime un sentiment ambivalent : d'une part, le poids des contrainte sociales est jugé excessif, et, d'autre part, il ne peut concevoir d'agir sur ces contraintes. Il lui semble qu'il ne peut s'y soustraire ni les remettre en cause par une action individuelle ou collective. L'appel à un professionnel de santé qui cherchera à résoudre à un niveau individuel cette double contrainte apparaît alors comme la solution. L'étude de la médicalisation et de la psychologisation de la fatigue au travail passe ainsi par celle des représentations du travail, du sens qui est donné à l'activité et aux contraintes qui sont ressenties et par l'analyse des formes de régulation collective propres à chaque groupe social. La régulation et le sens du travail sont très différents pour les ouvriers (chapitre 2) et les infirmières (chapitre 3). Les discours sur l'épuisement professionnel des infirmières, ou burn out, permettent, par contraste avec ceux d'autres catégories, d'illustrer et de rendre compte de la signification sociale des discours sur la « mauvaise fatigue » au travail. Enfin, si la médicalisation et la psychologisation de la mauvaise fatigue se traduisent par l'individualisation du problème et son transfert à un professionnel chargé de le gérer, il est possible d'y voir l'émergence d'un nouveau compromis social visant, en quelque sorte, à gérer les coûts humains des transformations sociales. Plus globalement, les interdépendances croissantes qu'engendre le processus de civilisation ont pour effet d'élever les exigences sociales d'autocontrôle tout en individualisant les processus identitaires : le travailleur doit être capable de s'adapter à des situations de plus en plus complexes de coopération avec autrui tout en étant son propre gestionnaire, son propre maître. Cette apparente contradiction est surmontée grâce à l'effet symbolique du savoir médical et psychologique qui fait des conséquences de cette transformation globale des troubles individuels gérés de façon consensuelle (chapitre 4).

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Sociologie
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Dates et versions

halshs-00362600, version 1 (18-02-2009)

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  • HAL Id : halshs-00362600 , version 1

Citer

Marc Loriol. Le temps de la fatigue. : La gestion sociale du mal-être au travail. Economica - Anthropos, pp.291, 2000, « Sociologiques ». ⟨halshs-00362600⟩
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Dernière date de mise à jour le 20/04/2024
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