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Chapitre d'ouvrage Année : 2005

Réalisme moral, contextualisme et éthique du care

Résumé

Quand on parle d'éthique, on se situe dans le domaine de ce qu'il convient de faire, qui peut être défini en termes universels : ce qu'il convient de faire dans tous les cas, quelles que soient les circonstances de l'action. On peut alors dégager des règles universelles de l'action : ce que Kant appela, dans Les fondements de la métaphysique des moeurs, les principes anhypothétiques fondant les impératifs catégoriques. Si mon action est catégoriquement déterminée, elle ne dépend pas de circonstances conditionnelles pour être réalisée. Elle doit être réalisée absolument. On peut aussi appeler cela principe de l'impartialité : ce que je dois faire pour agir moralement, je dois le faire, quelle que soit la personne concernée. Cela exclut tout appel à la sensibilité dans l'action morale : je n'agis pas par pitié ou par attachement à l'égard d'une personne singulière, mais en fonction de règles universelles, qui peuvent s'appliquer quelle que soit la situation ou la personne concernée. Être moral consiste ainsi à appliquer la justice de manière impartiale, parce que rationnelle.
C'est ce modèle qui a été radicalement mis en cause par le féminisme des années 1960 – pour la raison, souvent, que l'universalisme revendiqué empêche précisément de porter une véritable attention aux agents sujets de l'éthique, de prendre en compte la singularité des individus souffrants. De surcroît, le féminisme a découvert dans cette morale universalisante une reprise de l'idéologie « masculine », voulant que la personne « forte », « raisonnable », « courageuse », soit détachée du sensible et n'agisse qu'en fonction de principes rationnels, et que les hommes pour l'essentiel soient dispensés de l'activité concrète de soin porté aux autres et principalement réalisée par les femmes, pour s'occuper de problèmes considérés comme plus nobles. Contre cette conception, qualifiée « d'éthique de la justice », on a proposé, sous l'influence de Carol Gilligan, une autre forme d'éthique, non-universaliste, située – l'éthique du care.
Gilligan identifie trois caractéristiques fondamentales différenciant l'éthique du care de l'éthique de la justice. Premièrement, l'éthique du care s'articule autour de concepts moraux différents de ceux de l'éthique de la justice universaliste, à savoir : la responsabilité et les liens humains plutôt que les droits et les règles. Deuxièmement, cette forme de morale est liée à des circonstances concrètes et n'est pas formelle et abstraite. Troisièmement, cette forme de morale est mieux exprimée, non pas comme un ensemble de principes ou de règles, mais comme une activité ou une pratique, « l'activité de soin ». Ainsi, selon la « voix différente » de Gilligan, la morale n'est pas fondée sur des principes abstraits et universels, mais dans les expériences quotidiennes et les problèmes moraux que les gens ordinaires rencontrent dans leur vie de tous les jours. Par ailleurs, les jugements moraux sont, pour les personnes raisonnant en termes de care, liés aux sentiments d'empathie et de compassion, les impératifs moraux majeurs se concentrant sur le fait de donner des soins, de ne pas blesser autrui et d'éviter l'égoïsme. On le voit, ce type de position morale s'oppose point par point à la conception kantienne.
Le problème de cette position est qu'en ne prétendant pas à l'universalité, mais en se concentrant plutôt sur la singularité de chaque situation, elle ne semble plus répondre aux réquisits de la véritable moralité, puisqu'il semble alors que ce que je fais, lorsque je veux agir moralement, ne vaut que dans un contexte précis, pour une personne précise, au mépris du principe d'impartialité et de la rationalité de l'action. Comment alors défendre l'éthique du care contre les attaques attendues de l'universalisme éthique ? Comment montrer que le care est une forme de justice ? Il convient alors de refonder la légitimité de l'action juste sur autre chose qu'un appel à son universalité. Une solution, proposée par certaines lectures de Wittgenstein et d'Austin, est de revenir à une forme d'éthique de la vertu, inspirée de la conception de la prudence aristotélicienne
Cela amène à défendre une position particulière en philosophie, et à montrer que l'éthique du care défend des valeurs morales objectives, précisément parce qu'elle est située et correspond à des pratiques particulières d'agents particuliers. Cette position est inséparable de l'idée, que S. Lovibond prend à Wittgenstein et à Austin, que les seuls concepts moraux objectifs sont ceux qui sont issus d'une forme de vie partagée, laquelle nous donne les critères de l'objectivité morale – ce que ne peut pas faire une théorie morale posant des principes abstraits a priori. Cette objectivité, étant alors relative aux critères que nous acceptons – les seuls qui nous sont accessibles en tant qu'hommes et femmes –, sera la seule objectivité morale possible pour les êtres humains que nous sommes, en tant que nous sommes véritablement engagés dans des pratiques. Le point important est qu'au sein de ces pratiques, une place éminente devra être accordée aux pratiques de soins aux autres, qui nous apprennent, dans notre « formation éthique », ce qu'est agir moralement.
Nous suivons ici A. Crary pour défendre l'idée que ce n'est pas parce que l'objectivité est située qu'elle n'est pas objective – c'est seulement parce qu'on se fait une fausse idée de ce qu'est l'objectivité (détachée de toute forme d'intérêt), une idée métaphysique, qu'on a tendance à abandonner toute idée d'objectivité une fois qu'on a reconnu ce point. Mais on peut défendre l'idée que c'est justement parce qu'un point de vue est situé qu'il peut être objectif, puisque c'est seulement en ce sens qu'il peut acquérir des conditions de significations déterminées, ou encore parce qu'il a dans cette situation des critères de corrections précis qui déterminent ce qu'il convient de dire dans cette situation pour dire le vrai (ou le juste). On peut alors transposer cette idée d'objectivité située, et nécessairement située, à la morale et à l'éthique du care: il est illusoire de vouloir prendre la position absolue en éthique qui consiste à rechercher, à la Kant, l'inconditionné, puisque celui-ci ne répondra pas à nos critères d'objectivité, qui définissent ce qu'est l'objectivité dans notre forme de vie – forme d'où nous ne pouvons nous extraire, sous peine de ne plus pouvoir juger quoi que ce soit.
Dès lors, l'éthique du care, en tant que liée à des pratiques particulières insérées dans une forme de vie particulière, répondra (ou ne répondra pas) aux critères du jugement moral de notre forme de vie, sera objective ou susceptible d'objectivité, parce qu'elle sera liée à un point de vue, mais le point de vue qu'il convient d'adopter dans certaines situations. Ou encore, au sein de la forme de vie, on peut se mettre d'accord sur ce qu'il convient de faire dans une situation où l'autre souffre – c'est-à-dire sur les valeurs développées par l'éthique du care, car on partage des critères communs que cette forme de vie nous donne. En ce sens, l'éthique du care est plus objective que l'éthique abstraite à la Kant qui, recherchant un point de vue absolu, s'empêche d'être objective. L'éthique du care nous donnerait peut-être ainsi les valeurs qu'il convient (logiquement) de suivre pour agir objectivement bien dans une situation de souffrance donnée. Elle gagnerait son objectivité précisément du fait qu'elle n'est pas une éthique abstraite.

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  • HAL Id : halshs-00338160 , version 1

Citer

Bruno Ambroise. Réalisme moral, contextualisme et éthique du care. Sandra Laugier & Patricia Paperman. Le souci des autres, Editions de l'EHESS, pp.263-278, 2005, Raisons pratiques. ⟨halshs-00338160⟩
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Dernière date de mise à jour le 05/05/2024
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