La politisation des identifications ethniques dans les Balkans contemporains - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société Accéder directement au contenu
Article Dans Une Revue CEMOTI Année : 2007

La politisation des identifications ethniques dans les Balkans contemporains

Résumé

L'objectif de ce dossier est de proposer une réflexion sur les conditions et les formes de politisation des enjeux identitaires dans les Balkans de l'après-1989. Au premier chef, ce dossier est animé par une exigence intellectuelle de dés-exotisation de la péninsule balkanique. Dans le sillage de l'éclatement de la Yougoslavie en 1991, l'Europe du Sud-Est a fait l'objet d'analyses accordant au registre identitaire une priorité, voire une exclusivité dans l'élucidation des dynamiques de violence et dans le démantèlement des États. L'espace médiatique et intellectuel a été saturé d' " ethnicité ", laquelle était le plus souvent abordée dans une perspective historiquement et culturellement déterministe. Corrélativement, les identités, leur jeu dans les espaces publics ont été presque exclusivement considérés à travers le prisme de l'étude des conflits (et, au terme d'un surprenant raccourci, érigés en autant de variables belligènes). Même dans les États balkaniques où les sorties du communisme n'ont pas été accompagnées de bouleversements violents des frontières, la dynamique des identités est restée appréhendée comme un facteur de fragilisation des institutions démocratiques émergentes. Quant à la communauté internationale, elle s'est vue tour à tour investie du rôle d'agent modérateur d'acteurs locaux perçus comme irrémédiablement nationalistes et/ou populistes et de celui d'exportateur de normes et " bonnes pratiques " en matière de protection des minorités.

Assurément, cette difficulté à considérer la pluralité des sociétés et les mobilisations identitaires autrement que comme des sources de tensions a une histoire plus riche et plus ancienne que la brève évocation des travaux contemporains sur les Balkans ne le suggère. Si l'on se limite à la seule Europe du Sud-Est, il n'est nullement besoin de rappeler ici, à la lumière des recherches de l'historienne, Maria Todorova, les cheminements littéraires et politiques d'une " balkanisation " des Balkans entamée au XVIIIème siècle, confortée dans la seconde moitié du XIXème (la " question d'Orient "), puis à la faveur des guerres balkaniques de 1912-1913. Maints déchiffrages des conflictualités contemporaines ont puisé dans ces représentations " guerrières " et " barbares " de l'espace balkanique construites dans la durée. Il peut être cependant intéressant de rappeler la contribution d'historiens et sociologues de la nation (Hans Kohn, John Plamenatz et Peter Sugar, entre autres) à l'essentialisation de la dichotomie entre un nationalisme dit " ethnique ", attribué à un Est européen auquel sont rattachées la plupart des trajectoires balkaniques, et un modèle " civique " (supposé plus " policé ") réservé aux trajectoires d'Europe de l'Ouest. Dans cet héritage intellectuel, plusieurs interprétations des conflits balkaniques récents ont pu trouver un outillage conceptuel et une caution morale. Enfin, force est de constater la prégnance dans les travaux se réclamant des ethnic studies - indépendamment des aires régionales considérées - des recherches abordant la diversité des sociétés sous l'angle des menaces qu'elle ferait peser sur les démocraties établies et, plus encore, sur les systèmes en voie de démocratisation.

Dans le contexte balkanique, changer la focale de l'analyse constitue sans doute l'une des stratégies facilitant une reconsidération des approches existantes : il nous a ainsi semblé important de ne pas nous limiter aux terrains d'ex-Yougoslavie, les plus " exposés " dans les media comme dans les recherches universitaires. Les textes rassemblés ici couvrent une gamme diversifiée de configurations empruntées aux cas de la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Grèce, la Macédoine, la Roumanie et la Voïvodine (province de Serbie). Notons que la situation de la Grèce présente une particularité intéressante au regard des autres études présentées ici : cet État a connu dans les années 1990 une (ré)ouverture sur un espace balkanique dont la frontière nord avait été scellée pendant la période communiste et, simultanément, endossé une identité nouvelle de pays d'immigration (avec l'arrivée d'une main d'œuvre albanaise, bulgare et macédonienne, notamment), lui qui s'était jusqu'alors vécu comme un pays d'émigration. La question des dynamiques de l'ethnicité y rencontre dès lors un enjeu migratoire, fréquent dans les études sur l'Europe occidentale, plus rarement abordé dans les recherches sur des terrains balkaniques.

Accepter de reprendre à bras le corps la période contemporaine fournit un second recours à l'analyse. La période postérieure à 1989 a en effet enregistré plusieurs transformations, concomitantes, mais non nécessairement convergentes dans leurs effets : les changements politiques, institutionnels, économiques et sociaux du post-communisme ; une intensification et une mise en visibilité nouvelle des dynamiques de globalisation (à l'origine de mutations dans les vécus identitaires, les rapports au territoire, les mobilités géographiques et les modes de problématisation des identités) et, enfin, l'élargissement à l'Est de l'Union européenne. Dans toutes les sociétés post-communistes, l'introduction des nouvelles règles de concurrence politique a entraîné des processus d'émergence partisane très dynamiques, couplés avec un redécoupage des clivages saillants (notamment sous l'effet des réformes liées au passage à l'économie de marché) à la faveur duquel les lignes de démarcation " ethniques " se sont plus ou moins institutionnalisées sous la forme de partis politiques. Dans certains cas (les Hongrois de Roumanie et de Voïvodine, les partis de Bosnie-Herzégovine, par exemple) le phénomène n'était pas dépourvu de précédents historiques : la construction des Etats-nations dans la seconde moitié du XIXème siècle et la période de l'entre-deux-guerres avaient vu des investissements politiques utiliser, tout autant qu'elles les construisaient, des démarcations identitaires. Dans d'autres, en revanche, la formation de partis ethniques représente un phénomène social inédit (ainsi pour les Turcs de Bulgarie ou les Albanais de Macédoine).

Au cours de cette même décennie des années 1990, les questions de minorités dans les démocraties de l'Est européen ont été promues à l'agenda international : en partie à des fins de prévention/gestion des conflits (OSCE notamment), en partie en vue de l'adhésion de nouveaux membres, les institutions européennes (Conseil de l'Europe, UE) ont entamé un travail de définition juridique et normative et développé des instruments politiques (notamment la politique de conditionnalité) qui ont influencé les formulations et la gestion des enjeux minoritaires dans les États post-communistes. Au point de rencontres entre ces processus de nature hétérogène, les mobilisations identitaires ont acquis une légitimité renforcée dans l'arène internationale, ce qui a également facilité leur déploiement sur les scènes politiques locales. Dans le cadre du présent dossier, ce sont précisément les conditions dans lesquelles - dans un contexte d'ouverture du spectre partisan, de redéfinition des intérêts sociaux et de réinsertion dans un espace européen et international en mutation - les rapports entre groupes sociaux se considérant comme relevant de communautés distinctes sont construits en enjeux politiques relevant d'une prise en charge par des entrepreneurs identitaires qui nous intéressent.
Fichier non déposé

Dates et versions

halshs-00147586 , version 1 (18-05-2007)

Identifiants

  • HAL Id : halshs-00147586 , version 1

Citer

Nadège Ragaru. La politisation des identifications ethniques dans les Balkans contemporains. CEMOTI, 2007, 38-39, pp.7-22. ⟨halshs-00147586⟩
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