in La monnaie unique en débat, Editions Syros 1997.

 

 

AMENAGER LES NOUVEAUX POUVOIRS FINANCIERS

Les marchés financiers et les décisions concernant l’Europe et la monnaie

Nicolas BOULEAU

Lorsqu'on accumule des contraintes bienveillantes mais contradictoires sur un individu, on fait naître l'angoisse, la dépression voire la schizophrénie. Au niveau sociologique, lorsqu'un groupe est dans une telle situation, il se disloque en sous-groupes repositionnés vis à vis des injonctions qu'ils peuvent esquiver. C'est le cas pour la France actuellement. Son malaise se traduit par au moins trois failles qui ressemblent au déplacement d'un même problème. La première est la fracture sociale d'un pays riche qui a trois millions et demi de chômeurs, situation douloureuse dénoncée par tous sans résultat jusqu'à présent. La seconde concerne les opinions politiques sur la question de l'Europe où deux camps se séparent, les modérés (PS, centristes, UDF, RPR) qui s'affichent pro-européens et les extrêmes à gauche et à droite qui sont contre. La troisième plus cachée mais aussi fondamentale, est celle qui se creuse entre le pouvoir économique de l’état, c'est-à-dire des élus, d'une part, et le pouvoir économique des financiers, banques centrales et marchés, d'autre part. Cette dernière s’analyse en une modification des rapports de pouvoir qui pourrait être l’explication réelle des deux autres. Si l’on y prête attention elle provient d’un rôle nouveau des marchés financiers par rapport à la bourse traditionnelle.

Nous voudrions ici donner quelques éclairages sur le débat autour de la " pensée unique " sous l’angle monétaire et financier en montrant pour quelles raisons et de quelle façon le fonctionnement des marchés déplace les prérogatives économiques des états et leur substitue un pouvoir dont les modalités d’exercice sont à bien des égards archaïques.

Les questions monétaires et l’Europe sont tant débattues qu’il n’est pas nécessaire d’en rappeler le cadre historique et institutionnel. Toutefois les avantages de la monnaie unique ont trop souvent été confondus avec les qualités réelles ou supposées d'une devise forte gérée par une banque centrale indépendante s'attachant à la stabilité de la valeur monétaire et des prix. Il n'est pas clair que dans la tempête actuelle du commerce international, les positions les plus rigides soient les plus efficaces. Certes il est vrai que les frais de change pour les ménages, et surtout les coûts de couverture des risques de change pour les entreprises sont supprimés dans la zone d'union monétaire. Et il est également vrai que l'analyse de la logique financière en période de fluctuation des monnaies montre que la rationalité des agents, c'est-à-dire les projections optimales en avenir incertain, dépendent de la devise utilisée pour les comptes. Il y a une $-rationalité qui pour nous n'est pas autre chose qu'une irrationalité. Cela est dû à ce que la meilleure décision à court terme, disons à trois mois, quelque soit la méthode d’optimisation suivie, s’appuie sur une loi de probabilité du paysage économique dans trois mois et cette loi dépend du numéraire choisi puisque les devises varient aléatoirement les unes vis à vis des autres. Certaines grandeurs sont risquées d’un côté et pas de l’autre et ceci se traduit par des coûts. L'élaboration en Europe, première puissance commerciale du monde, d'une euro-rationalité, n'est certainement pas vaine. Elle peut infléchir l'ordre économique international, plus de la moitié des échanges mondiaux étant actuellement libellés en dollars. Au demeurant ces avantages immédiats et futurs sont à comparer à une perte de flexibilité importante pour les économies des régions concernées par l'union monétaire. Lors d'une modification des conditions de la concurrence extérieure portant sur un secteur d'activité régionalisé, l'impossibilité des variations relatives des monnaies et l'interdiction de création monétaire créent nécessairement des contraintes plus fortes qu'actuellement à la fois sur le marché de l'emploi et sur la politique budgétaire. La mobilité intersectorielle et interrégionale en Europe n'est pas comparable à celle qu'on observe aux États-Unis. L'obstacle linguistique et culturel reste considérable et le restera longtemps. Ainsi les chocs extérieurs dissymétriques — qui seront nombreux étant donnée la variété des économies régionales européennes — risquent de solliciter fortement des politiques budgétaires spécifiques.

Les difficultés d'un débat sur ces questions viennent du conflit de pouvoir entre le politique et le financier en matière économique. Le traité de Maastricht crée évidemment un abandon de prérogative des états vers les banques centrales puis vers la banque centrale européenne. Il n'y a aucune évidence que cette stratégie qui vient de circonstances historiques précises sur lesquelles nous reviendrons, soit la seule ni la meilleure. Mais ce qui est moins connu et gêne beaucoup le jeu de l'expression démocratique, c'est que, indépendamment de toute problématique européenne, l'apparition des marchés dérivés a modifié la répartition des pouvoirs économiques. Cette observation me semble fondamentale, elle est un élément sans lequel on ne peut rendre compte de l’ascension historique américaine en cette fin de siècle. Nous allons l’expliciter qualitativement sans entrer par trop dans les détails techniques. Alors que la bourse traditionnelle attribue par la cotation une note scalaire aux divers actifs, les marchés d'options, de swaps et de futures portent des jugements très fins sur les évolutions à court, moyen et long terme et sur les corrélations. Les marchés élaborent une expertise économique presque complète.

La création des marchés organisés de produits dérivés a été une décision spécifique porteuse de nombreuses conséquences. Les produits dérivés sont des contrats à terme déterministes ou contingents qui ont une fonction de prévention de certains risques (risques de taux, risques de change, etc.) qu’il n’était pas absolument indispensable d’organiser autrement qu’en gré à gré dans la mesure où les marchés sur les sous-jacents existent. En créant les marchés organisés de produits dérivés au niveau mondial (le LIFFE à Londres en 1982, le SIMEX à Singapour en 1984, le TIFFE à Tokyo en 1985, en France le MATIF en 1986 et le MONEP en 1987, à Francfort la DTB en 1990) on fabriquait des lieux d’expression des anticipations économiques beaucoup plus précises qu’avant. Cette " opinion des marchés " n’a pas le pouvoir de commander aux acteurs de l’économie, mais elle joue pour l’économie le rôle que jouent les média en sociologie. Les acteurs ne peuvent pas ne pas tenir compte de cette description du futur donnée par ces agences de presse centralisées que sont les marchés organisés.

L’expression sur ces marchés se fait, ainsi que plusieurs commentateurs l’ont souligné, en fonction du poids économique des agents donc en une sorte de suffrage censitaire. Avec cette particularité toutefois qu’il ne faut pas omettre avant de tirer des conclusions, que les plus gros intervenants, les fonds de pension, ne sont que la gestion par des experts salariés des épargnes de ménages de couches moyennes.

L’analogie avec les média a d’ailleurs ses limites car les relations entre les acteurs et les marchés dans l’élaboration des décisions résultent grandement de particularités propres à la finance. A l’effet d’annonce, s’ajoute un principe naturel de fonctionnement des marchés financiers de grande importance qui est l’argument arbitrage / non-arbitrage et la gestion de portefeuille par suivi de marché qui en découle . La possibilité de couverture sans risque d’un actif contingent bouleverse la rationalité classique. Dès lors qu’il est possible de gérer sans risque en se servant de la référence au marché, tout autre mode de raisonnement ou de lecture de la réalité se trouve pénalisée et, les sommes en jeu étant considérables, on est contraint de choisir avec beaucoup de soin les anticipations qu’on exprimera qui se réfèrent à une logique différente de celle du marché car elles représentent des risques qu’on prend alors qu’il était possible de ne pas les prendre. La couverture sans risque et gratuite relativise la notion d’efficience des marchés en une lecture subjective de l’avenir. Adopter un modèle économique où les fondamentaux ont certaines tendances explicables est une attitude saine et utile au niveau d’une entreprise ou de l’état, mais il faut savoir qu’elle se traduit par un comportement risqué sur les marchés et que ce risque coûte.

L’économie comme discipline est donc bousculée par ces nouvelles pratiques. Les notions de " fondamental " et " d’efficience " dans l’absolu perdent une grande partie de leur sens. Il n’y a que divers points de vues exprimés sur les marchés, pas de point de vue de Sirius qui serait l’économie " vraie ".

Bien plus, la scientificité de l’économie et le sérieux qui s’y attache semble avoir une place particulière dans la légitimation des marchés qui consiste à faire valoir que la spéculation réside exclusivement dans les prises de positions à terme et à un terme tel que la réalité économique a changé, c’est à dire représente des échanges de risques économiques entre des agents et correspond donc à une fonction économique normale. C’est inexact, il y a bien d’autres types de spéculation — en particulier le chartisme — dont la pertinence sur la vie économique et même sur le fonctionnement des marchés est problématique.

Dans ces conditions, on ne sera pas tellement surpris qu’une interrogation forte ait été particulièrement ressentie par les économistes universitaires.

Finalement est-ce que l’économie pertinente se limite à ce qui est exprimé par les marchés, la représentation démocratique n'ayant pas à s'en mêler? Dans cette vision des choses les missions essentielles de l’état se réduisent à garantir la sécurité publique, grâce à l'armée et les forces de l'ordre, à mener la politique étrangère et à assurer la justice. Il fonctionne comme une entité économique quelconque, la partie du budget qui n'est pas financée directement par l'impôt est empruntée aux taux fixés par les autorités monétaires ou les marchés financiers. Ainsi que propose un éditorial du Monde du 17/4/95 cela va dans le sens d'une nouvelle division des pouvoirs économiques en trois sphères : "les salaires relèvent des partenaires sociaux, le budget dépend de l’état et la monnaie revient à la banque centrale. [...] Ainsi le politique est-il à son tour, remis à sa place : il n'occupe plus tout l'espace". Il y a là une surévaluation de la raison financière. Les marchés sont incomplets. L'expertise économique qui y est faite reste imparfaite, sa description ne porte pas sur les causes, les ressources profondes qui vont faire l'avenir, qui feront que l'avenir nous surprendra : la qualité des liens sociaux, la culture, la créativité, l'enseignement, la recherche. Dans une période où les entreprises sous la pression de la compétition allègent leurs effectifs et font porter tous leurs efforts sur la productivité, contribuant ainsi chacune au rétrécissement des débouchés des produits, il est hasardeux de diminuer les prérogatives économiques de l’état sans que celles de l’Europe aient pu prendre le relais. Pour une bonne part, les Français, par leur histoire, ne sont pas disposés à laisser dessaisir leurs élus de la mission économique dans le sens le plus large qui inclut les moyens du maintien de la cohésion nationale.

Ces observations étant faites, quels éclairages peut-on en tirer au sujet de l’Europe et de la monnaie unique ?

Tout au long des 50 ans qui s’écoulèrent depuis les idées fondatrices de Jean Monnet et de Robert Schuman on peut dire que la construction européenne a été marquée par le rôle actif d’une élite dirigeante et par l’attitude passive des classes populaires. Commencer par des mesures économiques était la seule voie possible pour tenter de modifier les mentalités grâce aux améliorations de la vie quotidienne que de meilleures performances économiques procureraient. C’est ce qui a été fait avec le marché commun, le Serpent Monétaire Européen, l’uniformisation des normes industrielles, l’équivalence des diplômes, etc. Mais les difficultés du SME montrèrent à l’évidence que la convergence des monnaies ne pouvait se faire sans harmoniser les politiques économiques elles-mêmes liées aux acquis sociaux. Par ailleurs le mieux-être attendu du marché commun s’est vu remplacé, pour des raisons complexes qui se situent largement au niveau mondial, par la précarité et un chômage croissant. On butait au début des années 90 à nouveau sur le problème de la volonté politique pour la construction européenne. Or les mentalités ne semblaient pas avoir changé de façon nette et significative, au contraire on voyait apparaître dans tous les pays une résurgence des valeurs locales, vernaculaires, de direction plutôt opposée à l’Europe politique.

Dans ces conditions la logique financière est apparue à une majorité de décideurs comme la seule voie possible pour sauver l’Europe. Il y eut là deux phénomènes historiques concomitants. D’une part, comme nous l’avons dit, une répartition nouvelle du pouvoir économique dûe à l’organisation des marchés dérivés dans le contexte de mondialisation des échanges. D’autre part l’accrochage du projet européen sur ce nouveau pouvoir par le traité de l’Union.

Pour palier la carence européenne au niveau politique, cette stratégie était sans doute la seule qui ait une chance d’aboutir et de contrecarrer les tendances régionalistes et les régressions populistes. A condition toutefois de ne pas croire un seul instant que les difficultés que la représentation démocratique n’avait pas su surmonter se trouveront dissipées par la seule présence de ce pouvoir nouveau. Au contraire deux problématiques majeures deviennent avec la mise en œuvre du traité de l’Union des urgences 1°) la redistribution des richesses 2°) les modalités de l’expression sociale du pouvoir financier.

La première a été évidemment souvent soulignée au niveau mondial et au sein des pays riches où elle engendre la première fracture que nous évoquions au début. Les marchés financiers en s’appropriant de plus grandes responsabilités économiques les redonnent à la part de la population qui participe aux transactions financières. Globalement par l’intermédiaire des fonds de pension et autres organismes de collecte de l’épargne cela concerne ceux qui disposent au moins d’un petit patrimoine. Là est la coupure profonde. Ainsi que les données de l’INSEE le confirment la courbe du patrimoine est nettement plus accusée que celle du revenu : 10% des ménages possèdent la moitié du patrimoine et 45% des ménages se répartissent 5% du patrimoine. Dans ce patrimoine des ménage la part des actifs financiers a augmenté nettement depuis 1985. Ce système censitaire de répartition des décisions de la cité fait que le pouvoir accru des marchés financiers et le pouvoir amoindri des états et de leurs élus avantage une partie de la population au détriment de l’autre, il est perçu comme tel et nourrit les mouvements politiques extrêmes.

La seconde problématique est moins criante mais comme selon la plus forte vraisemblance l’Europe va démarrer le XXIème siècle en se construisant par la monnaie unique, durant les prochaines décennies le mode d’exercice du pouvoir financier, puisque pouvoir financier il y aura, est un enjeu de société sur lequel on ne saurait trop insister. Il s’agit de la façon qu’ont les marchés de prendre les décisions concernant le territoire, l’environnement et l ’avenir, c’est à dire la plupart des décisions collectives.

D’enseigner depuis 15 ans dans une école d’ingénieurs me donne l’occasion de mesurer l’évolution considérable des mentalités sur rôle de l’ingénieur dans la société et des méthodes de formation et d’enseignement durant cette période de quinze années qui furent celles de l’essor du pouvoir des marchés financiers.

Les études de fiabilité ont pris une place croissante dans les processus industriels, les règlements de construction pour les ouvrages d’art et les bâtiments se sont transformés pour prendre en compte les risques par des calculs probabilistes. La sécurité des ouvrages est traitée au niveau de l’usage courant (état limite de service) et pour le cas d’une ruine imprévue (état limite ultime). L’environnement s’introduit dans toutes les décisions, les projets sont nécessairement accompagnés d’études d’impacts . En ce qui concerne la décision publique, la rationalisation des choix budgétaires (RCB) a été remplacée par un processus graduel de décision concertée. Les élèves ingénieurs sont confrontés par des stages à la pluralité des références rationnelles des divers acteurs dans les décisions collectives et l’élaboration des projets. Durant ces quinze ans une révolution silencieuse s’est produite : on n’apprend plus aux ingénieurs à appliquer la science comme des experts détenteurs du savoir, on leur apprend à traduire d’un langage dans un autre, à effectuer des modélisations concurrentes, à critiquer les rationalisations analytiques trop schématiques et à s’accoutumer au dialogue afin que leur action puisse vivifier le social qui s’est complexifié particulièrement en Europe avec les associations, le souci du patrimoine naturel et culturel, et la difficulté à faire émerger les dynamiques économiques.

Pendant ce temps le nouveau pouvoir financier qui s’est installé prend des décisions sans souci du long terme et de façon cassante , c’est à dire sans prévenir et sans se soucier des conséquences, comme si le liens financiers étaient faits de matériaux fragiles. A notre époque où les problèmes à affronter requièrent un surcroît de sagesse, ceci est absolument archaïque. Il est inacceptable que des décisions importantes concernant le cadre de vie soient prises par des traders qui restent devant leurs écrans avec un sens des responsabilités et un rapport à l’autre comparables à ceux d’un enfant devant son jeu vidéo. La disproportion entre la gravité des conséquences et la futilité des causes est si choquante que le pouvoir financier ne pourra se maintenir à mon avis à côté de pouvoirs politiques démocratiques et contribuer à développer la civilisation en Europe que si ses modalités d’exercice font l’objet de réflexions approfondies conduisant à des dispositions institutionnelles nouvelles.

Eléments bibliographiques complémentaires

Problèmes Economiques, La science économique est-elle en crise ? Principes instruments pouvoirs, n°2444-2445, 1995.

M. Aglietta, Macroéconomie financière, La Découverte, 1995.

N. Bouleau et B. Walliser, " Fuite en avant ", Le Monde des Débats, juillet-août 1994;

O. Piot, Finance et économie , la fracture, Le Monde éditions, 1995.

N. Bouleau, " Éthique et finance ", Libération 23 mai 1995; " Marchés et politique ", Regards mars 1996; Martingales et pouvoirs financiers, Odile Jacob (à paraître).

J. P. Fitoussi, Le débat interdit, monnaie, Europe, pauvreté, Arléa 1996

D. MacShane, " Deux version de la pensée unique ", Le Monde 5 nov 1996.

B. Jacquillat et J.-M. Lasry, Risques et enjeux des marchés dérivés, PUF 1995.

P. Dembinski et A. Schoenenberger, Marchés financiers : une vocation trahie ? FPH 1993.