- 1 L’article présente les résultats partiels d’une recherche menée sur le cadre du projet financé pou (...)
1Johan Huizinga déclare que « tout jeu est tout d’abord une action libre. Un jeu commandé n’est plus un jeu » (Huizinga, 1988 [1938], p. 24).1 D’autres théoriciens, tels que Roger Caillois (1967 [1958]), Jacques Henriot (1969) et Gilles Brougère (1995), soulignent également que la liberté constitue un élément essentiel de la pratique. Un jeu bien réussi doit compter sur l’engagement ludique du joueur.
2L’engagement ludique peut être défini comme « une mobilisation socialement normée des participants d’une expérience, sous la forme de présence corporelle ou virtuelle, d’attention et de mémoire, de manifestation d’affects » (Caïra, 2018, p. 2). La narration occupe une place importante parmi les différents éléments responsables de l’engagement ludique dans les jeux vidéo. Marc Marti (2014) indique que « que le jeu vidéo reposait toujours, mais à des degrés très divers, sur la narrativité » (p. 12).
3Ce travail présente un protocole de recherche qui propose une alternative pour déterminer l’engagement narratif et d’apprentissage vécu dans les jeux sérieux (JS) et ceux de divertissement (JD) dans un contexte formel d’apprentissage. Ce protocole nous permet d’analyser des différentes dimensions responsables de ces deux types d’engagement découlant de l’utilisation des JS et des JD. Notre objectif n’est pas de réduire l’engagement à une seule sphère d’analyse, mais bel et bien de l’explorer dans ses différentes dimensions, ce qui exige de construire un protocole hybride articulant des outils de collecte de données aussi différents que des questionnaires standardisés (pour établir les aspects les plus observables par le joueur/l’apprenant lui-même), des entretiens (afin d’analyser des aspects plus qualitatifs de la relation joueur/apprenant avec le jeu) – et d’autres méthodes que nous ne présenterons pas ici, telles que l’observation et la captation vidéo.
4Nous exposons ici l’analyse préliminaire des données récoltées à partir de l’observation des pratiques vidéoludiques de huit étudiants âgés de 18 à 30 ans issus de différents filières et niveaux de l’Université Côte d’Azur qui ont joué au moins deux parties d’un JS et deux autres d’un JD tout au long de la phase d’expérimentation. Le premier cycle de cette recherche a été réalisé entre décembre 2021 et mars 2022. Les séances se sont déroulées sur la plateforme technologique CoColab (Complexity and Cognition Lab), installée à la Maison de Sciences Humaines et Sociales (MSHS) de l’Université Côte d’Azur à Nice. Les données analysées découlent de l’observation des parties de jeux vidéo qui ont eu lieu dans un contexte d’apprentissage formel, c’est-à-dire avec des sujets préétablis, qui suivent une séquence pédagogique structurée et avec une régulation externe (Pinker, 1979 ; Schunk, 1996 ; Boekaerts et Minnaert, 1999).
5Nous commençons cet article par la présentation des bases théoriques importantes pour cette étude qui guident nos choix méthodologiques. Ensuite, nous détaillons le protocole et les matériels. La partie suivante est consacrée à décrire et justifier les outils de collecte de données, ainsi que la méthodologie d’analyse utilisée. Enfin, après avoir rassemblé et comparé les données utilisées pour évaluer l’engagement narratif et d’apprentissage des participants à l’étude, nous proposons une discussion et nos conclusions.
6Selon Gaëlle Molinari et al. (2016), le terme « engagement » en contexte éducatif s’avère polysémique et, dans les études académiques nord-américaines les plus récentes, il est étudié à partir de l’approche sociocognitive de la motivation. La motivation et l’engagement sont directement liés au développement de l’autonomie de l’apprenant. Leslie Dickinson (1995) présente et discute la relation entre autonomie et motivation, et cherche à déterminer si l’incitation à l’autonomie constitue une bonne stratégie pour améliorer la compréhension mutuelle, la motivation et, par conséquent, les résultats des apprenants. Sa conclusion montre que l’autonomie de l’apprenant est le résultat direct de deux facteurs : l’efficacité de l’apprentissage et l’engagement/la motivation.
7L’engagement narratif « fait référence au degré auquel une personne converge psychologiquement avec les éléments d’un récit, de sorte que son attention et ses ressources cognitives se retirent d’elle-même et de son environnement immédiat pour se concentrer sur le récit » (Sanders et Banjo, 2021, § 9). Selon Rick Busselle et Helena Bilandzic (2009), il est composé de quatre sphères : la compréhension narrative (la capacité à comprendre facilement le récit), l’engagement émotionnel (le lien avec les éléments narratifs, tels que des personnages), la focalisation attentionnelle (la concentration sur les événements narratifs, sans distractions majeures) et la présence.
8Margarida Romero (2016) déclare que lorsque nous jouons (comme cela se produit lorsque nous effectuons n’importe quelle autre activité humaine), nous apprenons nécessairement quelque chose. La différence essentielle entre les JD et les JS est que ces derniers sont conçus dans une optique pédagogique en étant donc associés à un but pédagogique et des mécaniques d’apprentissages intégrés. Cette autrice explique qu’il existe quatre possibilités d’utilisation des jeux numériques dans un contexte pédagogique :
- Le recours à des JD (dans ce cas, c’est l’enseignant/le médiateur qui donne au jeu un objectif pédagogique et établit une séquence qui profite à cet objectif) ;
- L’utilisation des JS ;
- La ludification en contexte éducatif ;
- La création de nouveaux jeux.
9Dans le présent travail, nous présentons les données recueillies à partir des deux premiers types d’utilisations pédagogiques des jeux numériques.
10Les participants pouvaient choisir librement parmi 11 jeux proposés dont six JD et cinq JS. Les JS choisis étaient des jeux vidéo narratifs, conçus ou proposés par le consortium Ikigai.2 À partir des choix des JS, nous avons opté pour des JD similaires (en termes de thèmes, de genre, de graphismes et de potentiel narratif). Le tableau 1 présente les participants, leur niveau d’études et leurs disciplines, ainsi que les jeux choisis par chacun.
Tableau 1 : Participants et jeux choisis
11Des fiches informatives et pédagogiques des jeux utilisés ont été mises à la disposition des participants. Chaque fiche de jeu contenait un résumé, une image du jeu, l’indication du genre, du thème, du point de vue et une proposition de séquence pédagogique. Les séances de jeu étaient organisées comme suit :
Tableau 2 : Aperçu du protocole, étapes et données collectées
12Nous nous sommes appuyée sur les données recueillies à partir de différents outils de collecte de données qui cherchent à dégager les différentes dimensions de l’engagement narratif et de l’engagement d’apprentissage : entretiens, questionnaires et notes prises par les participants.
13Les entretiens ont été catégorisés en utilisant la méthode du codage ouvert. Cette méthode suppose la lecture libre des transcriptions d’interviews, vidéos ou des réponses aux questionnaires, ainsi que l’obtention de catégories sous la forme de termes clés pouvant guider la reproductibilité et assurer la rigueur technique de la recherche (Berg, 1988 ; Houghton et al., 2013). Notre objectif étant d’intégrer les données collectées par le biais des entretiens au sein de notre dispositif d’expérimentation, l’un des défis pour nous a consisté à quantifier ces données qualitatives. La piste que nous suivons dans ce texte est de construire des « scores », pour d’une part tenir compte de la multidimensionnalité de chacun des types d’engagements considérés, et de l’autre simultanément pouvoir examiner les corrélations existantes entre engagement narratif et engagement d’apprentissage.
14Afin de mesurer le degré d’engagement dans l’apprentissage, nous sommes partie de la catégorisation des entretiens et des notes prises par les participants pour observer et analyser la quantité et la qualité des stratégies utilisées, aussi bien que du type d’évaluation de ces stratégies et des objectifs pédagogiques des participants. La qualité de ces catégories a été établie en observant les cinq facteurs qui déterminent l’engagement de l’apprenant dans son propre parcours d’apprentissage (vers l’autonomie), qui sont, selon Henri Holec :
– la détermination des objectifs ;
– la définition des contenus et des progressions ;
– la sélection des méthodes et techniques à mettre en œuvre ;
– le contrôle du déroulement de l’acquisition proprement dite (rythme, moment, lieu, etc.) ;
– l’évolution de l’acquisition réalisée.
(Holec, 1979, p. 4)
15Chaque sous-catégorie a reçu un score 1 ou 2. Les objectifs, stratégies et évaluations moins raffinées (objectifs non précis, stratégies proposées dans la fiche pédagogique et évaluation après la tâche) ont reçu le score 1. Tandis que ceux qui sont plus efficaces et sophistiqués (objectifs précis, stratégies personnelles et évaluations au cours de la tâche, ce qui permet au participant de modifier son parcours d’apprentissage), ont reçu le score 2. Le score cumulatif permet d’observer les parties au cours desquelles chaque participant a présenté un engagement d’apprentissage plus important.
16Dans ce travail, nous proposons, dans un premier temps, une analyse individuelle de chacune des sphères de l’engagement narratif (focalisation attentionnelle, présence, compréhension narrative et engagement émotionnel). Ensuite nous construisons un score en donnant à chaque sphère d’engagement le même poids. Tout comme pour l’engagement dans l’apprentissage, nous considérons la quantité et la qualité des éléments qui composent les quatre sphères responsables de l’engagement narratif.
17Divers éléments diégétiques peuvent indiquer quel est le degré d’engagement émotionnel du joueur, tels que son attachement pour les personnages, un objet et un lieu qui peuvent jouer un rôle important dans le déroulement du récit (Chauvin, 2019). Cela peut se produire, par exemple, avec des objets qui donnent certains pouvoirs au joueur, qui servent de portails ou explicitement à raconter le récit, comme un journal intime ou l’album photo d’un personnage important dans le jeu. Afin d’examiner l’engagement émotionnel des participants au moyen des éléments diégétiques, nous avons observé la réponse à deux questions principales lors de l’entretien :
18a) Qu’est-ce que vous avez aimé le plus et le moins dans ce jeu ?
19b) Avez-vous développé un attachement particulier pour un personnage, un lieu ou un objet du jeu ? Lequel ?
20Les réponses à ces questions qui étaient liées au récit du jeu ont été séparées en trois catégories (et ensuite en sous-catégories) : points positifs, points négatifs et attachement. Les sous-catégories liées aux points positifs et points négatifs incluent narration/trame/progression, personnages/avatar, cinématiques, univers/environnement. Pour permettre une quantification de cette sphère, nous avons établi un score pour chaque sous-catégorie. Lorsqu’elles sont citées comme un point positif, ces sous-catégories reçoivent un score de 1. Lorsqu’elles sont citées comme un point négatif, les catégories reçoivent un score de -1. Dans le cas de l’attachement, les sous-catégories qui lui sont liées (lieu, personnage ou objet) reçoivent un score de 1. Les autres catégories citées (relatives au contexte, aux mécanismes de jeu, au plaisir, etc.) ont une valeur nulle à ce stade de l’analyse. Comme pour les autres sphères d’engagement narratif analysées, le score cumulé maximum possible est de 2, et le minimum est de -1.
21Pour observer la sphère de la compréhension narrative, nous analysons la capacité de reconstitution de l’histoire et les incertitudes des participants par rapport à l’intrigue en général lorsque nous leur avons demandé de raconter les histoires des jeux auxquels ils avaient joué.
22En cherchant l’équivalence des scores avec les autres sphères responsables de l’engagement narratif, nous fixons le score à 2 ou -1, la valeur 2 indiquant quand il existe une compréhension narrative et -1 lorsqu’il n’y en a pas.
23La validation des questionnaires utilisés a été faite par leurs auteurs et dans des recherches plus récentes, (Hein et al., 2018 ; Phan et al., 2016 ; Takatalo et al., 2010.). Notre analyse part donc du score de chaque questionnaire. Afin de comparer les résultats des différents systèmes de notation, les scores bruts de chaque questionnaire ont été transformés en pourcentages. Pour convertir le score en pourcentage, nous considérons d’abord le score total obtenu à partir de la somme de chaque question répondue (dont la valeur varie de 0 à 5 en utilisant l’échelle de Likert). Par exemple, le questionnaire de présence compte sur 34 questions, le score total sera divisé par 170 (34 x 5). Le résultat de cette division est ensuite multiplié par 100. Les valeurs finales sont présentées en pourcentages ([score ÷ (nombre de questions du questionnaire x 5)] x 100).
24Avant la première séance d’expérimentation, les participants ont répondu au questionnaire de tendance à l’immersion de Bob G. Witmer, Michael J. Singer (1998). Ce questionnaire avec 17 questions contient les sous-échelles de tendance à l’engouement et à la concentration dans les activités générales de la vie et tendance à l’immersion dans les jeux vidéo. Après la deuxième partie de chaque type de jeux vidéo, les participants ont répondu aux questionnaires de présence dans les jeux vidéo de Witmer et Singer (1998) et Eduardo H. Calvillo-Gámez et al. (2010) (34 questions).
25L’immersion mesure pour sa part la tendance du participant à adhérer aux dispositifs numériques, tandis que la présence évalue sa réponse dans la situation expérimentale (Mestre, 2006). Aussi, c’est l’écart entre elles deux que nous prenons pour indicateur des dimensions de la focalisation attentionnelle et de la présence. Au vu de la structure de nos données, nous avons catégorisé ces écarts en : réponses neutres (entre -7 % et 7 %), réponse positive (au-delà de 7 %) et réponse négative (en deça de -7 %). Afin de permettre une comparaison postérieure entre les autres sphères d’engagement narratif, nous avons établi un score pour ces résultats (0, 2 et -1).
- 3 Michel Huteau (2021) explique que les individus adoptent des comportements qui diffèrent les uns d (...)
26Pour chaque participant, nous avons classé les deux jeux auxquels il a joué selon leurs scores d’engagement narratif et d’apprentissage afin de les comparer. Sur 16 parties analysées chez huit participants (tableau 1), pour deux participants (Anna et Michelle), l’engagement narratif était le même pour les deux types de jeux, ce qui a rendu la comparaison basée sur la classification intraindividuelle3 impossible. Cette situation peut être reliée à d’autres facteurs, notamment au profil et aux habitudes vidéoludiques, que nous avons observés lors des entretiens et en analysant les réponses à d’autres questionnaires, mais que nous n’avons pas encore intégrés à notre quantification. Il s’agit là d’une piste que nous voulons creuser grâce aux données des prochains cycles d’expérimentation.
27Pour un participant (Jorge), le rang de l’engagement narratif est inverse à celui de l’engagement d’apprentissage. Néanmoins, ce participant a des scores très faibles pour d’autres dimensions des types d’engagements considérés (comme pour la présence et la focalisation attentionnelle, pour les deux jeux), suggérant qu’il n’adhère pas au dispositif expérimental proposé. C’est un facteur dont nous pourrons mieux examiner et comprendre l’influence grâce à l’analyse des prochains cycles d’expérimentation prévus.
28Pour les autres cinq participants, les rangs correspondent, ce qui montre l’existence d’un possible lien entre l’engagement narratif et celui d’apprentissage. Un tel constat semble prometteur pour l’analyse des cycles d’expérimentation suivants, qui demeure nécessaire afin d’obtenir des données plus concluantes. Tous les cinq participants qui correspondaient aux différents types d’engagement ont manifesté un plus grand engagement dans les parties de JS. Une explication possible de ce résultat est le contexte d’apprentissage proposé aux participants, qui était celui d’apprentissage formel, qui s’avère peut-être moins propice à l’engagement dans les jeux de divertissement.
29En effet, les JD ont été adaptés au contexte. Les fiches pédagogiques proposées ont été construites à partir de JD existants. À l’inverse, dans les JS, le mécanisme d’apprentissage visant l’objectif pédagogique est déjà intégré à la mécanique du jeu. De plus, comme l’explique Romero (2106), en plus de contribuer à donner un sens aux mécanismes du jeu, la narration dans les JS « permet au joueur de structurer mentalement l’expérience de jeu (gameplay) et d’apprentissage » (p. 96). Une comparaison future, cette fois dans un contexte d’apprentissage informel, nous permettra de tester cette hypothèse.
30Dans ce travail, nous avons présenté une analyse préliminaire des données d’une recherche autour de l’engagement narratif et l’engagement d’apprentissage vécus lors de l’utilisation des jeux vidéo sérieux et des jeux vidéo de divertissement. Les pratiques vidéoludiques analysées dans le cadre de ce travail ont toujours été insérées dans un contexte d’apprentissage formel. Nous proposons une réflexion sur les différences et/ou similitudes entre ces deux types d’engagement observées dans ce cadre pour ce groupe spécifique de participants.
31D’après les résultats présentés, nous pouvons conclure que, pour le groupe analysé, il existe une relation entre l’engagement narratif et l’engagement d’apprentissage dans les jeux vidéo. Dans 62,5 % des parties analysées (10 parties), les participants ont indiqué une correspondance entre l’engagement narratif et celui dans l’apprentissage, ce qui peut indiquer que la narration s’avère importante dans les jeux vidéo pour aider les joueurs à s’engager aussi dans l’apprentissage de différents savoirs.
32Dans le contexte formel, les JS ont donné lieu à des résultats plus positifs pour les deux types d’engagement en comparaison aux JD. Un tel constat peut s’expliquer par le fait que les JS renferment déjà un mécanisme d’apprentissage visant l’objectif pédagogique proposé et intégré dans la mécanique du jeu, alors que les JD ont été adaptés pour l’utilisation pédagogique. L’analyse d’autres cycles d’expérimentation permettra de confirmer ou infirmer les résultats préliminaires. De plus, cela nous permettra d’observer d’autres facteurs qui pourront nous donner des indices importants pour répondre à notre problème.