Les monuments aux morts de la premiere guerre mondiale dans le département du Rhône, section sud-ouest

Kim DANIERE

Ancien étudiant en histoire, en poste au SGRED de l'Université Lyon 2

In Cahiers d'Histoire Rhône 89. pp. 93-102., 1997

Sommaire

Texte intégral

Le 11 novembre 1998, la France fêtera le quatre-vingtième anniversaire de l'Armistice qui mit fin à la première guerre mondiale. Chaque année, le Président de la République en exercice remet la Légion d'Honneur à d'Anciens Combattants qui se sont battus pour la défense du sol français, mais aussi pour certaines valeurs chères à notre pays. L'an prochain, le Président ne faillira pas à sa mission... mais sur quelles poitrines encore valides suspendre la Croix ?

Les monuments commémoratifs sont aujourd'hui les derniers vestiges d'un passé de France. Ils perpétuent le souvenir des millions de combattants morts dans ce qui fut le premier conflit moderne. En effet, l'Europe inaugura, avec brutalité, le XXe siècle, quand le 3 août 1914, le glas se mit à résonner dans toutes les campagnes. Les autres pays européens, alors engagés dans la guerre, ont eux aussi érigé des monuments aux morts mais bien moins nombreux que ceux que l'on voit en France.

Le monument de Pollionnay

Ces monuments qui aujourd'hui constituent l'ossature même de notre mémoire nationale, ont été érigés, sous l'impulsion des poilus survivants, dès 1917, par l'ensemble des communes de France. Cette volonté affirmée d'honorer leurs morts a eu pour conséquence un formidable mouvement constructiviste. En effet, ce ne sont pas moins de quinze monuments par jour que les Français ont pu inaugurer pendant les trois années qui suivirent l'Armistice[1].

L'historiographie des monuments aux morts date de 1977, avec la parution de l'excellente thèse de Prost Antoine : « Les Anciens Combattants et la société française »[2]. Comme le dit K. S. Inglis, il y eut un avant et un après Prost : « historical scholarship on war memo-rials is dateable as before and after Prost; his work is rigorous, analytic, and always directed at using the arti-facts to interpret, the society in which it was built ».

Les premiers monuments aux morts dignes de ce nom furent érigés sous la Convention, en mémoire des soldats tombés pour la défense de la toute jeune République. Après la guerre de 1870, quelques plaques commémoratives apparaissent dans le département du Rhône, et nous en avons localisé quelques-unes au fil de notre périple. Il faudra attendre 1917 pour voir s'étendre ce phénomène.

Les 128 communes des 14 cantons étudiés (12 du Pays Lyonnais et 2 limitrophes) ont toutes au moins un monument commémoratif de la Grande Guerre. Construire un monument aux morts : oui, mais où ? Quelles architectures adopter ? Quelles apparences lui donner ? et surtout quelles significations lui conférer ? Telles sont les questions auxquelles nous essayerons de répondre.

Les Monuments aux morts : où sont-ils ?

Plusieurs lieux s'offraient aux décisions des conseils municipaux en vue de leur édification.

En fait, il semble que l'orientation géographique des monuments aux morts n'est pas due au hasard. Après avoir regardé le monument dans son espace géographique, on peut découvrir ce particularisme : les monuments aux morts qui se trouvent à l'intérieur des villages sont orientés Est, Nord-Est. Consciemment, on a voulu conférer aux monuments une vocation de surveillance, de vigie. Ils ont pour mission de surveiller l'horizon et les plaines de l'Est par lesquelles, par deux fois[3], l'ennemi de la France s'est engouffré. Si, en plus, ces monuments bénéficient d'un coq pour décor, cette vocation de guetteur se trouve renforcée par sa triple symbolique :

De plus, la position dominante du monument augmente cette impression qu'il joue le rôle de protecteur du village et de ses habitants. Ainsi, dans les Monts du Lyonnais, on en trouve s'élevant au coeur des cimetières, eux-mêmes s'accrochant à la pente dominante, notamment dans les cantons de Saint-Laurent-de-Chamousset et de Saint-Symphorien-sur-Coise.

Les choix de l'emplacement dans le village sont assez limités. Yves Helias [4] en définit cinq : près de la mairie, de l'école ou près de l'église, dans le cimetière, sur une place publique ou sur une place spéciale « Monuments aux Morts ». On ne peut guère appliquer cette classification à notre étude car la petitesse des villages fait bien souvent que la place principale est aussi celle de l'église, à proximité de la mairie. Comment, dans ces conditions, trouver une explication probante quant au choix politique de l'emplacement ?

Les 178 monuments répertoriés se répartissent comme suit : le village (83), le cimetière (70) et devant l'église (25). Nous ne prendrons pas en compte ceux situés à l'intérieur des églises, le plus sou­vent fermées aux visiteurs.

Au village

Si 80 % des monuments occupent les trois principaux sites déjà cités, on constate d'autres implantations. En effet, huit de ces monuments sont érigés à l'entrée du village, six à l'entrée du cimetière, deux à l'intérieur d'un parc municipal et le dernier s'élève sur une place près de la salle des fêtes.

De plus, si la plupart des monuments aux morts sont à l'intérieur d'un espace géographique triangulaire : mairie, église et place du village, c'est sans doute pour exprimer la volonté de ne pas oublier le sacrifice des disparus ; sans doute aussi afin que l'image que renvoient les longues listes nominatives, nous rappelle l'horreur de la guerre, nous invite à ne plus cautionner un tel désastre humain. Ces implantations, bien qu'elles soient dans le même espace, diffèrent quant à leur signification réelle. Les raisons esthétiques ou matérielles qui ont poussé les municipalités à choisir tel lieu plutôt que tel autre, n'ont pas beaucoup d'importance, ainsi qu'on a pu le déduire au vu des archives. Deux plaques de marbre encadrant la porte d'entrée de la mairie, n'ont pas la même expression que celles apposées sur la façade de l'église. La symbolique républicaine face à la symbolique chrétienne ! La plupart des villages qui ont à la fois un monument dans le village et un monument sur l'église (et non pas dans l'église), appartiennent à la « Vendée Lyonnaise », cette partie des Monts du Lyonnais qualifiée ainsi par Maurice Garden[5] car constituant une entité de forte chrétienté conservatrice. La présence de plaques commémoratives sur un des murs de l'église semble nous rappeler que « le vacarme des obus, nous faisait passer sans transition de la partie de belote aux « Je vous salue Marie ». En effet, sans pour autant prétendre à un retour du religieux à la fin des années de guerre, ou même pendant, on constate cependant que les ten sions de 1905 se sont estompées dans les douleurs de la guerre. C'est ainsi que la plupart des monuments aux morts de la région ont des symboles religieux dans leur décorum.

Pour ceux qui sont situés hors du triangle délimité ci-dessus, plusieurs cas de figure sont égale ment à présenter. Si la plupart des communes ont choisi d'élever leur monument à l'extérieur du cime tière ou accolé à celui-ci, c'est sans doute parce qu'il est unique[6] et qu'on a voulu qu'il soit avant tout un monument funéraire à caractère patriotique et républicain. D'ailleurs les dédicaces le montrent très bien. Elles se réfèrent aux morts, qu'ils soient glorieux, pour les communes de Rontalon, Ecully, ou morts au champ d'honneur pour Saint-Cyr-au-Mont-d'Or. La dédicace peut être simplement « A nos morts » comme à Vourles et à Ampuis. La présence d'urnes funéraires renforce le caractère funéraire, ainsi que la présence de croix re ligieuses. La facette patriotique de ces monuments est visible par les autres inscriptions et les symboles ornementaux. Ainsi, les monuments de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or et d'Ampuis por tent, pour le premier, la mention « Patrie » sur son fronton, et pour le deuxième, la mention « Pro Patria ». La référence à la patrie peut se faire aussi par les symboles : on retrouve des Croix de guerre, des lauriers et des casques sur ces monuments.

Le monument d'Ecully

Au cimetière

Les monuments se répartissent en trois lieux stratégiques. Sur 70, 52 se trouvent au centre du cimetière, ils sont adossés à un des murs d'enceinte, 6 sont juste à l'entrée et un se trouve dans une allée. Il faudrait rappeler que sur ce total, 25 sont des doublons, la commune possédant déjà un monument principal dans le village. Cependant, il faut signaler que ceux situés dans le village ne se réfèrent pas directement à la première guerre mondiale. Souvent, ils ont été élevés après la seconde guerre mondiale ou à l'occasion des différentes cérémonies commémoratives. Ainsi la plaque apposée sur la place du village de Sain Bel a été inaugurée en 1994 et rend hommage «... à celles et ceux qui tout au long de notre histoire sont morts pour la France ». Par contre, le monument du cimetière rend, lui, directement hommage « Aux enfants de Sain Bel morts pour la France » ; il est spécifiquement un monument de la première guerre mondiale, par son type, par son ornementation et par son emplacement.

D'autres peuvent être présents quelque part dans les villages. Mairie, écoles, gare, salles municipales, etc.. autant de lieux, autant d'expressions de cet hommage aux morts pour la Patrie. Pour des rai sons évidentes de place, ces monuments sont parfois composés de simples plaques commémoratives. Les mairies de Fontaines-sur-Saône et d'Orliénas en présentent dans leur hall d'entrée.

Types de monuments aux morts

Ceux de notre échantillon ne sont pas très originaux et s'inscrivent bien dans la moyenne natio nale. On constate de très nombreux obélisques, de belles statues, de belles croix, quelques colonnes et bien sûr des stèles ou des plaques dont un magnifique bas relief.

Les obélisques ou un passé retrouvé

Les obélisques ou pyramides prennent racine dans l'histoire de la France. En effet, la tradition des pierres levées, qu'il s'agisse de menhirs, de pierres carrées ou rectangulaires, ou d'obélisques, re monte aux temps les plus anciens et semble être un symbole universel : signe de fécondité mais aussi fixateur d'esprit. Les obélisques sont sans doute les monuments les plus représentatifs et les plus repré sentés dans notre échantillon. Plus d'un tiers des monuments érigés dans les villages sont des obélisques, dont près de 43 % dans les cimetières. Plusieurs raisons à ce phénomène. Il est certain que malgré toute la gratitude envers les soldats de la Patrie, un certain nombre de communes n'avaient sûrement pas les moyens financiers d'assurer l'élévation d'un monument grandiose. Le prix modique explique sa fré quence. De plus : « il présente d'autres qualités dues à sa forme. Ses quatre faces se prêtent admira blement aux longues énumérations nominatives (des morts en particulier). Sa verticalité et sa configu ration qui rappellent celle de la borne, sont par ailleurs tout à fait adaptées au rôle de signal spatial qui lui est la plupart du temps assigné et qui se traduit par une implantation avantageuse au centre d'un carrefour ». L'échantillon recense plusieurs types. Tout d'abord, l'obélisque dans sa forme la plus épurée, simple, sans autres décorations que la dédicace et les noms, et dont la base, ou socle, se réduit au tiers de la hauteur totale. Le plus souvent, pour parer à la destruction du temps, l'obélisque se ter mine, non pas par les quatre faces qui se rejoignent, ce qui donnerait une pointe trop fragile, mais par un amortissement dont la pointe basse est plus appropriée pour braver le temps. Ensuite, viennent les obé lisques qui possèdent une section à colonne. Ils se distinguent des autres car la partie droite qui fait of fice de base est de même hauteur que le reste. De plus, on trouve une section à colonne dans la deuxième partie de la base. Dans la moitié supérieure de la base, un dégagement aux quatre angles a été effectué afin de remplacer l'arête par une petite colonne découpée à même la pierre. Au nombre de sept, ces obélisques sont surtout situés dans la partie Sud-Ouest de l'espace géographique étudié.

Quelquefois accompagné d'obus qui l'encadrent, de Croix de guerre simplement apposées contre la base ou sur les obus, l'obélisque s'inscrit dans un espace précis. Cet espace est soit délimité par une barrière, une chaîne relayée à chaque angle par un obus, un pilier, une colonne, une petite pyramide..., soit par une haie de lauriers, de cyprès, soit tout simplement par une grille. Un exemple bien représentatif est constitué par le monument de Pollionnay.

Aux colonnes de l'Empire

Les colonnes ne sont que cinq dans l'échantillon, quatre dans le village et une dans le cimetière. D'un point de vue symbolique, la colonne représente l'axe qui donne vie et immortalité à l'édifice qu'elle soutient et à tout ce qu'il représente. Dans la tradition celtique, elle est le symbole de l'axe du monde, notion assez proche de celle de l'arbre de vie qui soutient l'âme du guerrier lors de ses combats. Il n'est donc pas étonnant que l'on retrouve cette représentation, en petit nombre il est vrai, dans les divers mo numents érigés en hommage aux « Morts pour la France », tous originaux et très particuliers.

Deux colonnes retiendront notre attention, celles de la Mulatière et d'Ecully. La première se compose de quatre segments. Un, circulaire, porte la devise de la République Française. Un deuxième est constitué d'un bas-relief frappé aux blasons de la ville avec dans la partie supérieure, le nom de la ville. Le troisième segment, le plus important, constitue le corps de la colonne. Sur toute sa surface sont gravés les noms des 120 morts. Sur sa partie supérieure la dédicace : «La commune de la Mulatière à ses enfants morts pour la France 1914-1918». Le quatrième est un chapiteau surmonté d'une urne funéraire et d'une flamme stylisée. L'addition de ces quatre segments totalise une hauteur de 10 mètres.

La colonne de la ville d'Ecully est sans doute le monument le plus pit toresque de l'échantillon. Sur un piédestal circulaire à trois niveaux, la statue de la Victoire casquée, les mains jointes sur son épée, foule aux pieds l'aigle germanique. Elle est adossée contre une autre colonne d'inspiration ionique, suppor tant un édicule sur lequel trône un cas que prussien faisant office de perchoir à un coq aux ailes déployées. Sur le troisième niveau du piédestal la dédicace gravée : « Aux combattants de la grande guerre / enfants d'Ecully ». Ce monument réunit, dans une représentation originale, tous les styles rencontrés : de la statuaire allégorique au coq gaulois, sans oublier la colonne ; il est sans doute le seul qui traduit l'universalité de l'hommage rendu par les vivants aux morts.

Le monument de La Mulatière

Esthétique de la mort

Les statues (29 sur 178 monuments étudiés), sont de trois types : statue du « poilu », puis statue représen tant des allégories féminines et enfin coq gaulois.

Si une image représentative de la guerre de 14 existe, c'est bien celle du poilu, ce soldat symbole même de l'âme des tranchées. C'est un poilu anonyme, représentation de tous ceux qui ont combattu. Au vu de l'impact du désastre humain sur les esprits, on aurait pu penser que la statuaire du poilu était la seule possible pour glorifier les Morts pour la France. Il n'en est rien. Seules 10 communes ont choisi le poilu pour honorer leurs morts. 9 d'entre elles l'ont élevé dans le village, une seule dans le cimetière. Il est représenté soit en buste, soit en pied, adoptant plusieurs attitudes.

La première attitude est celle de 1914, lorsque les soldats français partirent « la fleur au fusil'». Le monument aux morts de Duerne met en scène un poilu, sourire aux lèvres, portant un drapeau et marchant d'un bon pas, comme s'il défilait. La deuxième attitude semble se situer vers 1916, au plus fort des batailles des tranchées où, aux explosions des mines allemandes, répondaient les crapouillots français. La scène représente un poilu debout le bras levé, tendu vers l'autre côté des tranchées. Toutes les rancœurs du soldat se trouvent logées dans ce bras vengeur. Le même monument se dresse devant la mairie de Lissieu. Quant à la troisième attitude adoptée par le poilu en pied, elle semble se situer vers la fin de l'année 1918. Le poilu, enfin libéré, s'en va rejoindre son village et tous ceux qui lui sont chers. Le bras droit levé bien haut dans le ciel semble vouloir saluer les proches du haut de la colline qui surplombe son village. Le poilu a le sourire aux lèvres. Est-ce parce qu'il va revoir sa famille ou est-ce parce qu'il a pu échapper à la boucherie ? Sans doute les deux. Cette attitude figée dans « l'éternité du granit » a fort bien pu se répéter à chaque permission.

Le poilu est encore représenté dans la position d'un mourant ou à l'agonie. Une allégorie féminine représente la Patrie. A l'Arbresle et à Irigny, il est ainsi représenté sur son lit de mort.

Les allégories constituent un des types les moins représentés : 6 sur 29 statues. Mais elles forment sans doute, avec les bas-reliefs, les plus beaux monuments car l'esthétique de la beauté sied d'avantage à une statue féminine qu'à une simple stèle, aussi chargée de symboles soit-elle. Le troisième type de statue rencontré est le coq gaulois, le plus souvent perché sur un obélisque mais aussi sur les rondes bosses. On le rencontre à 13 reprises, soit 23,14 % de l'ensemble des monuments mais 44,82 % des statues. La statuaire « coq » est ainsi la plus fréquente devant celle du «poilu » et les allégories.

Enfin, l'allégorie la plus poignante est sans doute celle du cimetière de Saint-Jean-de-Touslas. L'émotion qu'elle suscite dispense de tout commentaire.

Les monuments-croix ou l'alliance de la Religion et de la République

Les monuments-croix sont des monuments originaux car ils font l'alliance de la République et de la Religion. Les 14 monuments-croix de l'échantillon sont tous situés au milieu d'un cimetière à l'exception de celui de Francheville qui est adossé au mur Sud du cimetière, et dont l'état ne permet plus de lire, ni même de déchiffrer les inscriptions. Il s'agit d'une pierre levée terminée par une croix. Il faut signaler que sur ces 14 monuments-croix, 7 sont des doublons.

Ainsi, les monuments de Trêves, Saint-Didier-sous-Riverie, les Haies et Saint-Germain-sur-l'Arbresle sont composés d'un obélisque qui se termine par un plateau sur lequel une croix religieuse s'élève. Deux de ces monuments ont des croix religieuses aux extrémités se terminant par des triples pointes. Le troisième est constitué d'une croix inscrite dans un cercle. Le monument de Saint-Germain-sur-1'Arbresle est à plus d'un titre original car construit en pierres dorées et se composant d'un socle sur lequel est posé un obélisque terminé par une croix, également en pierres dorées. La particularité de la croix est son évidement. Il n'y a que le contour marqué.

Les monuments-croix de Fontaines-sur-Saône, Fleurieux-sur-1'Arbresle, Bessenay, sont des mo numents composés d'un socle sur lequel se dresse une croix plus ou moins haute. C'est ainsi qu'à Bes senay, la croix qui s'élève dans le ciel, doit faire plus de trois mètres, alors que le socle n'en fait qu'un. Il est vrai aussi que le monument prête à confusion. Dans la région, une tradition voulait que l'on élevât une croix au centre des cimetières en l'honneur des curés de la paroisse. A Bessenay, une plaque indique que la croix a été réédifiée en 1919 ; de plus, l'hommage aux morts ne se fait que par la présence de pla ques de marbres blanc apposées autour du socle et par la présence de quatre obus entourant ce socle. On peut penser qu'en 1919, à l'occasion de la réédification, la récupération de la croix des « curés » s'est faite au profit de la commémoration des Morts pour la France.

Les autres monuments-croix sont très différents de ce qu'on a pu rencontrer jusque là. A Chasselay, comme à Curis-au-Mont-d'Or, les monuments-croix révèlent une certaine originalité, puisque mé langeant les genres. Comme signalé plus haut, les monuments-croix sont l'alliance entre la Religion et la République. Plusieurs éléments nous permettent de l'affirmer. Tout d'abord, la présence régulière de palmes de lauriers, puis de Croix de guerre sur les montants même de la croix religieuse. Bien que la palme de lauriers puisse faire référence à l'histoire religieuse (entrée de Jésus dans Jérusalem), il est permis de penser qu'ici, la palme fait référence au triomphe républicain.

Des stèles ou des plaques commémoratives ?

Là encore, deux monuments retiendront notre attention ; il s'agit de ceux de Givors, érigé dans le cimetière et de Condrieu.

Le monument de Givors est vraiment imposant. Une trentaine de tombes portant des croix blan ches entourent une immense stèle constituée de trois parties : deux parties basses séparées par une dalle verticale gravée. Sur les parties basses, sont enchâssées dix plaques en bronze où les noms sont inscrits en relief. Sur la dalle, se trouve le poème de Victor Hugo :

« Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie
Ont droit qu 'à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau
Toute gloire près d'eux passe et tombe, éphémère.
Et comme ferait une mère
La voix du peuple entier les berce en leur tombeau.
Gloire à notre France éternelle !
Gloire à ceux qui sont tombés pour elle !
Aux martyrs / aux vaillants ! aux forts[7]».

Ce poème que l'on doit à l'un des pères de la Troisième République, respire le patriotisme républicain. Les morts qu'il honore ne sont pas tombés aux frontières pour défendre le sol national mais sur les barricades par amour de la liberté. Par transfert, les soldats de 14 sont eux-aussi tombés pour la défense de la liberté, comme l'indique nombre de monuments, par exemple : «... A la mémoire des enfants de Bessenay morts pour la France, n'oubliez jamais ceux qui sont tombés pour la patrie et la liberté du peuple[8]». Imposant par sa grandeur, le monument de Givors conjugue l'architecture des stèles et celle des plaques. Les bas-reliefs privilégient le côté esthétique du monument.

A Condrieu, en plein cœur de la ville, se dresse une stèle avec un bas-relief enchâssé. Sur les deux montants verticaux se trouve la liste des noms des « Morts pour la France ». Sur le linteau supérieur, on peut lire l'inscription : « Enfants de Condrieu, nous devons à votre sacrifice, notre liberté, no tre foyer inviolé, notre repos ». Le bas-relief représente, sur un fond campagnard, une scène qui a dû se répéter lors de chaque départ. Un soldat, prêt à partir, fait ses adieux à sa femme. Il est retourné et tient encore la main de sa femme dans la sienne, femme penchée sur leur enfant que tient encore, vraisemblablement, la mère du soldat.

Avant de conclure, et afin de montrer leur dualité ainsi que les différentes portées symboliques, nous voulons mettre en opposition deux monuments aux morts.

Celui de Dardilly est constitué d'un ensemble architectural présentant une allégorie (une femme et son enfant), adossée à une pierre levée sur laquelle une inscription pacifiste est gravée : «... contre la guerre, à ses victimes, à la fraternité des peuples / que l'avenir console la douleur». Par cette dédicace, et encore plus par la présence de cette femme et de son enfant, ce monument s'inscrit dans la ligne des monuments pacifistes, véritables appel à la paix, comme le proclamait Albert Schweitzer : « Les tombes militaires sont les grands prêcheurs pour la paix ». Ce monument est à opposer à celui de la commune de Lissieu. Devant la mairie, face à l'Est, ce dernier est constitué d'un poilu en pied sur un socle de bronze. Le poilu lève un poing vengeur. Cette attitude qu'on ne peut pas qualifier de belliciste témoigne néanmoins d'une attitude « revancharde ».

Présentons enfin le monument de Sarcey pour que le tour d'horizon soit complet. Il fait partie des monuments adoptant un style différent et original eu égard aux autres de la région. Accolé sur la façade de l'église, il est constitué d'une plaque sur laquelle repose un livre ou vert dont les pages portent les noms des morts de la commune. Ce monument atypique possède une symbolique toute particulière car : «Il serait banal de dire que le livre est le symbole de la science et de la sagesse ; ce qu'il est effectivement... Il est aussi dans certaines versions de la quête du Graal, identifié à la coupe. Le symbolisme est alors fort clair : la quête du Graal est celle de la parole perdue, de la sagesse suprême devenue inaccessible au com mun des humains... Un livre fermé si gnifie la matière vierge ; un livre ou vert signifie que la matière est fécondée... Fermé, le livre garde son secret ; ouvert, le contenu est saisi par celui qui le scrute... Cela fait aussi ré férence au livre des morts en Egypte. C 'est un recueil de formules sacrées, enfermées avec les morts dans leurs tombes pour les justifier lors du juge ment dernier et implorer les dieux et favoriser ainsi leur traversée des enfers et leur arrivée dans la lumière du soleil éternel. Dans tous les cas, le livre ap paraît comme le symbole du secret di vin qui n 'est livré qu 'à l'initié »[9].

Ce livre ouvert qui laisse aux passants le soin de lire les noms des soldats tués, semble signifier que, non seulement ils sont morts pour la France, mais aussi que l'épreuve de la guerre leur a été une étape sur le chemin qui mène à la sagesse et au « soleil éternel ». De plus, le fait le monument soit adossé à l'église renforce cette idée qu'ils méritent d'être parmi ceux qui vont rejoindre le Père Eternel.

Conclusion

Définir le sens général des monuments aux morts de notre région n'est pas chose aisée. Ils s'inscrivent dans la lignée des monuments nationaux et n'ont pas donné lieu à des troubles graves, des querelles de clochers, des haines viscérales entre les survivants, ce qui s'est produit parfois ailleurs. Par exemple, il semble que l'Union Sacrée ait rempli son rôle de fédérateur : les ecclésiastiques ont aussi payé de leur sang le droit d'être et de rester Français. André Latreille affirme que le catholicisme fut l'armature du patriotisme français[10]. Quelquefois encore, on remarque une différence de deux ou trois noms sur les listes nominatives des «Morts pour la France », suivant qu'elles soient apposées dans les églises ou sur le monument communal.

On est frappé par le manque d'originalité et par la banalisation du plus grand nombre. Peu de monuments «frappent par la puissance de leur symbolisme, par l'originalité de leur thème ou par leur aspect imposant ». La plus grande surprise vient du fait que la totalité des communes, petites ou gran des, riches ou pauvres, jusqu'aux plus retirées, se sont jointes à l'élan général et ont participé à l'hommage national.

Ce qui frappe encore dans cette étude, c'est le prix payé pour l'édification d'un monument même simple. Parfois la commune s'est endettée afin de réunir la somme nécessaire, les souscriptions publiques ne couvrant pas la somme totale. Malgré la subvention de 100,00 F accordée à toutes les communes par le Conseil Général et la loi de financement de 1919, la construction d'un monument aux morts était un coût supplémentaire pour tout budget municipal.

A l'image de Prost qui a étudié cette population pas ordinaire qu'étaient les Anciens Combat tants, il serait nécessaire, pour l'Ouest Lyonnais, de faire l'analyse des mobilisés, de leur milieu social et économique, de leur degré d'instruction, etc., et lier le tout à une étude sur le contexte politique local. Mais surtout aussi et afin de comprendre ce qui a poussé la population d'après guerre, anciens combat tants en tête, à entrer dans cette « folie constructive », et faire du 11 novembre une fête républicaine au même titre que le 14 juillet. Le 14 juillet 1919, le traditionnel défilé militaire était celui de la victoire. Pour la circonstance, la fête nationale est devenue le jour du triomphe de la Patrie. De même, pendant la dernière guerre, ces deux dates interdites par l'occupant, ont opéré un rapprochement. Le rituel du 14 juillet débordant peu à peu vers le 11 novembre. De là, émane toute la symbolique du 11 novembre que le 8 mai cherche en vain à acquérir.

La multiplicité de ces monuments aux morts, nous la devons à l'importance du traumatisme subi pendant les quatre années de guerre, traumatisme qui a ébranlé l'Europe entière du début du siècle, le seul qui ait engendré un tel phénomène. En 1945, les noms de ceux «Morts pour la France » ont sim plement trouvé place à la suite de leurs aînés. Bien peu de communes ont choisi de les séparer. Seules les communes de Dardilly et de Givors ont construit deux monuments distincts ; cela pourra s'expliquer car le monument de Dardilly pour la première guerre mondiale avait une connotation pacifiste.

Aujourd'hui, alors que 80 années ont passé, les plaines de Verdun et de la Somme témoignent encore des violents combats qui s'y déroulèrent. Mais force est de constater que bien peu de monde se presse autour des monuments lors des cérémonies commémoratives. De plus, les rangs des Anciens Combattants de la première guerre mondiale s'éclairassent d'année en année. Le plus jeune d'entre eux aura 96 ans, pour le 80e anniversaire de l'armistice. Autant dire que bientôt les cérémonies ne se feront plus en présence des acteurs de cette guerre. Les élèves des écoles de « Jules Ferry » qui autrefois défi laient en rangs serrés devant le monument sous la conduite de l'instituteur et qui lisaient les noms des morts comme on récite la litanie des Saints, se réduisent à une poignée de gamins que les instituteurs (trices) ont bien du mal à rassembler. Ces mêmes enfants ne savent pas que la journée chômée, à laquelle ils ont droit chaque automne, est due au sacrifice de leurs grands-pères ou arrière-grands-pères.

Ces monuments ne sont-ils pas voués à l'oubli ? Le discours des morts aux vivants qui autrefois prenait force et vigueur dans la symbolique que les monuments engendraient, n'est-il pas destiné à ne devenir plus qu'un discours des morts aux morts ?

La signification des monuments aux morts, ainsi que le discours de paix et de fraternité dénon çant la guerre et ses horreurs, ne se sont-ils pas émoussés au fil des années et à chaque fois que la com mune rajoutait des noms à la suite des premiers : 1939-1945, Guerre d'Indochine, Guerre d'Algérie, Li ban... ?

Quelles dates et quels noms pour demain ?

D'après le Mémoire de maîtrise d'histoire.
Université Lyon 2. Juillet 1996.
Prof. Fouilloux

Le monument d'Izeron

Le monument de Lissieu

Notes


[1] Voir In Descamps Olivier, « Les monuments aux morts, chefs d'oeuvre de l'art public... »

[2] Prost Antoine, « Les anciens combattants et la société française », FNSP : Paris, 1977, trois volumes. Vol. 3 « Politiques et mentalités »

[3] 1870 et 1914.

[4] Helias, Yves, « Pour une sémiologie politique des monuments aux morts », In RFSP : vol. 49. N° 4-5 : 1979

[5] Maurice Garden, « Histoire de Lyon et du Lyonnais ». Toulouse : Privat, 1975

[6] Unique, c'est à dire qu'il constitue le seul monument aux morts du village

[7] In Victor Hugo, « Les champs du crépuscule »

[8] Dédicace de Bessenay.

[9] In Chevallier et Gheerbrant, « Dictionnaire des symboles ». Paris : Laffont et Jupiter, 1969

[10] In A. Becker, « Les monuments aux morts, mémoire de la grande guerre ». Ed. Errances : Paris, 1988