Le Caire, Métropole du Monde Arabe.

Georges MUTIN

Professeur Émérite de Géographie, Institut d'Etudes Politiques de Lyon,
GREMMO-Maison de l'Orient-Lyon.,
(georges.mutin@wanadoo.fr)

Texte inédit., Edelec, Lyon, 2002

Résumé :

Le Caire, une des grandes mégapoles mondiales, est une ville millénaire où les vestiges du passé abondent. La structure urbaine actuelle s'est dessinée à la fin du XIXe siècle, avec la domination britannique. La ville est devenue duale. Actuellement la densification et l'extension spatiale d'une agglomération de 12 millions d'habitants posent de redoutables problèmes de gestion urbaine. La plus grande des cités arabes illustre parfaitement les conditions dans lesquelles progresse l'urbanisation des pays du Sud.

Sommaire

Texte intégral

Le Caire est une ville fascinante, une ville phare, une ville symbole. La plus grande métropole du Monde Arabe est aussi une des plus grandes mégapoles du Tiers-Monde. C'est une ville chargée d'histoire, une très vieille cité. Mais Le Caire est aussi l'illustration de l'urbanisation contemporaine dans les pays du Sud avec l'ampleur des problèmes posés. Métropole de la démesure, a-t-on écrit, avec ses 12 millions d'habitants, son aire urbanisée de 50  000 ha s'étire sur plus de 50 km.

Du camp arabe à la ville "coloniale" (640-1950)

La fondation : la ville arabe (640-1250)

L'histoire du Caire s'est amorcée dès la conquête de l'Egypte par les Arabes. En 642, le chef des armées arabes établit un camp : Fostat (figure 1). C'est le début de l'occupation permanente. Lsite primitif du Caire commande la route terrestre qui conduit de la Syrie vers le Maghreb. Elle évite l'éventail du delta du Nil qui oppose au voyageur les difficultés de ses multiples bras et de ses innombrables canaux. A la base du delta, au droit de l'île de Roda on franchit facilement le fleuve par deux ponts de bateaux. Le dispositif topographique est simple : en rive droite, une plaine et des terrasses alluviales qui s'étendent jusqu'au Jebel Moqattam. L'intersection avec la grande voie fluviale du Nil qui joint Haute et Basse Egypte valorise le site. À l'intérieur de cet espace, l'emplacement de la ville a varié. A chaque changement de dynastie correspond un déplacement. A Fostat succède sous les Abbassides El Askar un peu plus au nord, puis Al Qataï. L'arrivée au pouvoir des Fatimides en 969 marque un moment décisif avec la fondation d'une nouvelle capitale el Qahira qui englobe l'ancienne Fostat. Le Caire est, alors, la capitale d'un État autonome par rapport à Bagdad. Elle devient une véritable ville avec une activité économique notable. Quelques monuments du Caire fatimide subsistent de nos jours. Avec la dynastie des Ayyoubides (1159-1250) l'effort se poursuit. Une citadelle est aménagée sur le Jebel Moqattam par Saladin en 1176. Cette longue période (649-1250) est marquée aussi par les transformations et l'aménagement du site. Le cours du Nil se déplace vers l'ouest et on procède à l'assèchement des terres gagnées sur le fleuve.

Figure 1 : Le site naturel du Caire (source IAURIF)

La ville mamelouk et ottomane

La ville continue son expansion vers le nord et à l'ouest avec l'aménagement des terres gagnées sur le Nil. L'activité économique est importante. La période ottomane n'a pas été aux XVe et XVIe siècles la stagnation trop souvent dépeinte. Sur les grandes routes internationales, le Caire reste le point de passage normal du trafic venant de la mer Rouge et de l'océan Indien. Même la découverte de la route des Indes ne détourne pas immédiatement le flux des produits orientaux et, par la suite, le café du Yémen remplace avantageusement les épices.

En 1800, Le Caire est une grande ville d'aspect médiéval, constituée de 53 quartiers, traversée par des canaux, comptant encore 12 étangs car l'assèchement n'est pas achevé. Elle abrite 270 000 habitants sur 883 hectares. A l'intérieur de la ville les différentes communautés non musulmanes sont regroupées dans des quartiers distincts (quartier copte, grec, juif, catholique). Ce Caire médiéval constitue la vieille ville d'aujourd'hui avec ses mosquées, ses palais, sa citadelle.

L'action du Khédive Ismaïl et la création de la ville coloniale

Entre 1800 et 1860 Le Caire ne change guère Mehemet Ali, homme d'État entreprenant et novateur dans beaucoup d'autres domaines montre bien peu d'intérêt pour sa capitale. C'est seulement à partir de 1867 que les transformations vont s'accélérer.

Le Khédive Ismaïl et la tentation de l'Occident (1863-1879).

Dès le début de son règne le Khédive manifeste son goût pour le progrès technique et l'urbanisme et apporte des innovations : en 1865 une compagnie est chargée de l'adduction des eaux, 1867 voit le début de l'éclairage urbain. Son séjour à Paris, au moment de l'exposition universelle de 1867, lui permet de découvrir "l'hausmanisme triomphant." de la capitale française. Il veut donner à l'inauguration du canal de Suez, un retentissement mondial et décide de transformer sa propre capitale. Le court délai qu'il s'impose (moins de deux ans) lui interdit de remodeler la ville ancienne. Il pouvait, par contre, plaquer à sa limite occidentale, entre la ville elle-même et les bords du Nil, une façade susceptible d'impressionner ses visiteurs européens. Ainsi se trouvent définis le caractère et les limites de l'opération d'urbanisme. L'aménagement porte sur 250 hectares : tout un réseau de nouvelles rues reliant entre elles une douzaine de places est tracé. Une gare est construite, un pont jeté sur le Nil, quelques centaines d'immeubles sortent de terre, un opéra inauguré etc... Après 1869, les difficultés financières sont énormes et les travaux se ralentissent (RAYMOND 1993).

Ces grands travaux sont déterminants : le mouvement est lancé. En quelques années la ville double sa superficie. Elle compte, en 1882, 375 000 habitants dont 19 000 étrangers. Elle s'étire vers le nord et l'ouest. Ces transformations sont lourdes de sens. Ce sont désormais deux villes juxtaposées qui forment Le Caire :

la vieille ville n'a pas subi de transformations profondes dans sa structure, même si de nouvelles voies ont été tracées, autant de "saignées" rectilignes pratiquées dans le vieux tissu urbain.

une autre ville, organisée à l'européenne dans sa structure et ses fonctions, est née où les étrangers sont nombreux. A partir de cette date, "Le Caire est comme un vase fêlé dont les deux parties ne pourront plus se ressouder" écrit Jacques Berque. Les bases de ville duale coloniale sont jetées.

L'essor de la ville coloniale (1882-1950)

La Grande Bretagne domine l'Égypte à partir de 1882. Le développement du Caire traduit les changements apportés dans le pays. L'Egypte est maintenant totalement indépendante de la Sublime Porte. Elle devient le centre de l'administration coloniale, le siège de grandes administrations étrangères. Le Caire ajoute ainsi toute une gamme de fonctions nouvelles au prestige que la capitale tire de son rôle culturel et religieux. La ville se transforme profondément (RAYMOND 1993).

Le Caire passe de 375 000 habitants en 1882 à 1 312 000 habitants en 1937 et 2 000 000 en 1947. Cette croissance démographique a surtout été sensible après 1916. A la fin du XIXe siècle les travaux d'aménagement dans la vallée (constructions de barrages, extension de l'agriculture) maintiennent les ruraux à la campagne. Plus tard, avec l'augmentation la population rurale, ce n'est plus le cas et l'exode rural devient important : il se dirige essentiellement vers le Caire. Dans les années 30, il intervient pour moitié dans l'accroissement de la population cairote. Le gonflement de la population de la capitale était moins dû à l'attirance de la ville, dont l'industrialisation se développait à un rythme assez lent qu'à la surpopulation des campagnes dont le Caire contribuait plus que toutes les autres zones urbaines à absorber le trop plein. Tous les éléments de la crise à laquelle on assiste aujourd'hui commencent à se mettre en place. Les étrangers sont également nombreux à s'installer.

Des opérations d'urbanisme sont réalisées dans la ville et sa périphérie : comblement des derniers étangs, nivellement des collines etc... Les vieux quartiers se densifient tandis que les obstacles qui s'opposaient à l'extension de la ville sont levés. On met en place un réseau moderne de transports. Le franchissement du Nil posait problème en raison notamment de l'ampleur des crues et de la largeur du fleuve. La construction du premier barrage d'Assouan en 1902 permet un certain contrôle de la crue et la stabilisation des berges du fleuve. 4 nouveaux ponts enjambent le Nil et viennent s'ajouter à celui construit par Ismaïl.

De nouveaux quartiers voient le jour : sur la Corniche en bord de Nil, le quartier Zamalek s'étend dans l'île de Gueziré. C'est aussi le début de l'occupation de Gizeh. La réalisation qui marque l'époque est la construction à 8 km du centre, au début du siècle d'une cité satellite : Héliopolis où 5 000 hectares de terrains désertiques sont viabilisés et reliés par tramway au centre. Le baron Empain contrôle cette vaste opération d'urbanisme moderne. Héliopolis compte 50 000 habitants en 1947, 100 000 en 1954. En 1937, l'aire urbanisée s'étend déjà sur 16 000 hectares.

La ville reste éclatée. L'opposition entre ville ancienne et ville moderne est plus forte que jamais. Au pied de la citadelle, les quartiers de la vieille ville, désertés désormais par les notables, vidés d'une partie de leurs activités économiques se densifient et se paupérisent. Les activités modernes se concentrent à l'ouest, dans la ville du Khédive qui abrite les grands hôtels, les banques, les ministères, les ambassades, les casernes, les beaux immeubles. Les quartiers aisés de Zamalek, Roda, Gizeh prennent définitivement forme tandis qu'au Nord s'étendent les nouvelles excroissances (Boulac, Chubra, Héliopolis) qui accueillent 40% de la population de la capitale. La ville est donc éclatée à l'image même de la société coloniale qu'elle abrite.

Les redoutables problèmes auxquels devra faire face la future métropole sont déjà perceptibles. La croissance de la population urbaine s'accélère. Les structures pour y faire face sont inexistantes. La Municipalité du Caire ne sera créée qu'en 1949 : jusque là la gestion de la ville relevait des instances du pouvoir central !

1950/2000 : le Grand Caire, métropole du Monde arabe

A compter du milieu du siècle, les modalités de l'urbanisation prennent une tout autre dimension. La capitale égyptienne va se développer à des rythmes inconnus jusque là. Le phénomène de macrocéphalie propre à tant de pays du Tiers-Monde y trouve une parfaite illustration.

Les facteurs de l'évolution

Le flot démographique

L'évolution de la population du Caire ne peut être séparée de celle enregistrée dans le reste du pays. La croissance naturelle de la population égyptienne est passée de 1,2% /an entre 1927 et 1937 à 1,9% au cours de la période 1939/47, puis 2,6% à partir de 1947. La croissance naturelle des Cairotes reste du même ordre de grandeur mais il faut y ajouter l'apport de l'immigration. La tendance qui se dessinait au cours de la période précédente s'est confirmée : la capitale absorbe l'essentiel de l'exode rural : plus de 80% des migrants choisissent la capitale pour s'établir. Ainsi la croissance des effectifs urbains revient pour 30 à 40% à l'installation des ruraux. A cela s'ajoute l'installation des réfugiés venus de la région du canal de Suez après la guerre de 1967. L'organisation d'un puissant mouvement migratoire vers les pays du Golfe au cours de la décennie a eu pour conséquence de grossir le flux des installations. Certains migrants d'origine rurale après leur séjour à l'étranger ne retournent pas dans leur village mais s'installent au Caire grâce à leurs économies. Le séjour à l'étranger est en quelque sorte un relais dans la chaîne migratoire. Pendant de nombreuses années, la ville a grandi à des taux de l'ordre de 3,5 à 4% l'an qui induisent un doublement des effectifs en 18 ans.

Actuellement le flot s'est notablement ralenti. Les taux de croissance naturelle ont baissé ainsi que l'exode rural. On estime que la croissance démographique du Caire est de l'ordre de 1,9%/an. Le Grand Caire compte environ chaque année 200 à 250 000 habitants de plus dont 10% seulement viennent des campagnes ou des villes de province.

Nonobstant ce sensible et récent ralentissement, il ne faut pas s'étonner de l'impétuosité démographique que l'on a enregistrée le demi-siècle écoulé. La ville, dans ses limites municipales passe de 2 millions en 1947 à 5,1 en 1976, 7 en 2000. Mais, si on considère l'ensemble de l'agglomération, le Grand Caire, les chiffres sont plus élevés et actuellement la population cairote est de l'ordre de 12 millions. La région du Caire où subsiste un important secteur rural (se reporter à la carte 3) compte environ 14 millions d'habitants. Un Égyptien sur six vit au Caire et la capitale offre un toit à un citadin sur trois.

De nombreux facteurs politiques et économiques rendent compte de cette spectaculaire croissance.

Avec la Révolution des Officiers Libres de 1952, le rôle joué par la capitale s'est considérablement renforcé. Elle est devenue le centre de décision unique d'un pays très fortement centralisé. Les emplois du tertiaire administratif se sont multipliés. Le Caire recense les 2/3 des fonctionnaires du pays. Le fonction universitaire (universités d'Al Ahzar, l'université la plus prestigieuse du Monde musulman; du Caire; d'Aïn Chams; d'Hélouan) accueille plus de la moitié des étudiants du pays (300 000). Le rayonnement culturel de cette grande cité au sein du Monde arabe est incontestable. Les films égyptiens réalisent la moitié de leurs recettes à l'étranger et 92% des exportations sont destinés aux pays arabes. La part de l'édition est plus modeste, le secteur est concurrencé par la production libanaise mais la production égyptienne se diffuse également dans tout le Monde arabe. Le Caire est un centre financier plus modeste mais devient un relais pour le tourisme d'affaires et le capitalisme international, un pôle de fixation de nombreuses firmes conjointes issues du Golfe.

L'histoire récente égyptienne a considérablement renforcé le poids économique du Caire. Lors de l'application de la réforme Agraire les indemnités versées aux anciens propriétaires fonciers nationalisés ont été investies dans l'immobilier cairote. Il en est de même aujourd'hui avec les fonds des émigrés. La politique nassérienne a donné un coup de fouet à l'industrialisation de la capitale où on dénombre au moins 700 000 emplois industriels et 45 % des emplois industriels nationaux. 75 % des emplois du secteur des industries lourdes et des biens d'équipement y sont localisés notamment autour du haut fourneau d'Hélouan et à Tebbin dans le sud de la métropole. Les industries des biens semi finis sont également très bien représentées avec plus de 200 000 emplois (35% du secteur). Toutes les industries de consommation tiennent aussi une grande place (450 000 emplois soit 35% des emplois de la branche). Longtemps ces activités industrielles ont été localisées pour l'essentiel dans deux sites. Au sud, Hélouan abrite l'industries lourde et les biens d'équipement (sidérurgie, cimenterie, chimie de base, industries mécaniques et métalliques, industries du matériel de transport. Chubra el Kheima au nord accueille de préférence les industries textiles, la chimie légère, les industries mécaniques etc... Actuellement les localisations se diversifient et les implantations industrielles se multiplient le long des grandes voies d'accès qui conduisent à la capitale. Au total, Le Caire est de très loin la plus grande ville industrielle du pays : elle produit la moitié de la valeur ajoutée du pays. Pourtant ces emplois "officiels" ne peuvent assurer du travail à toute la population et Le Caire est aussi une ville où fourmille une multitude de "petites activités".

Le secteur informel assure très certainement au moins 45% de l'emploi total. Les activités informelles sont innombrables et très variées. Elles marquent très fortement le paysage urbain et explique le miracle quotidien de la survie d'une telle agglomération. L'extraordinaire diversité des petits métiers, des activités de survie à la petite industrie, multiplie les offres d'emplois, étend la pluri-activité des fonctionnaires, absorbe la main d'œuvre féminine ou jeune (un tiers des enfants abandonne l'école avant la fin du cycle primaire). La parcellisation des tâches couplées à la souplesse des affectations permet la multiplication des activités (cf encadré).

Grâce au cumul de ces fonctions, Le Caire écrase toute la hiérarchie urbaine égyptienne. Arrivent loin derrière Alexandrie avec 3,5 millions d'habitants et la troisième ville du pays Port Saïd qui ne compte guère plus de 500 000 habitants. Cœur du Monde arabe, la métropole est une caisse de résonance de toutes les secousses qui affectent le Moyen-Orient, elle est la métropole internationale majeure de tout le Monde.

L'évolution de l'aire urbanisée

Pour absorber une telle masse de population la ville a dû à la fois se densifier et s'étendre considérablement (figure 2). La densification est parfois extraordinaire. La densité moyenne de l'agglomération est de 217 hab/ha mais cette moyenne n'a aucun sens : les quartiers les plus riches ne comptent que 94 habitants/ha tandis que sur cette même superficie s'entassent 2500 citadins dans la vieille ville. Au Caire comme dans toutes les villes du Sud, une extraordinaire inégalité de l'occupation de l'espace urbain est la règle. Le taux d'occupation par pièce est en moyenne de 2,3 par pièce, il atteint 11 dans les quartiers les plus défavorisés.

Figure 2 : Le Grand Caire en 2000

(source Troin, les métropoles des "Sud", Ellipses ed.).

Par ailleurs, l'extension de l'aire urbanisée est notable sans toutefois atteindre l'ampleur de celle de beaucoup de métropoles du Sud. La zone construite (urbanisation continue et discontinue, avec les villages) est passée de 26 500 ha en 1977 à 32 600 en 1982 et sans doute quelque 50 000 ha actuellement. La ville ne cesse de s'étendre aux dépens des terres irriguées de la vallée et du delta. L'aire urbanisée s'allonge parallèlement au Nil sur plus de 50 km. et sur 35 km d'est en ouest des dunes de Khanqa aux pyramides Gizeh (EL KADI 1985).

La ville est faite de violents contrastes, quartiers populaires pauvres et surpeuplés se juxtaposent aux quartiers aisés. Entre les taudis des quartiers centraux, les habitats aux commodités minimales des lointaines zones périphériques et les immeubles modernes de la corniche du Nil ou de Doqqi des migrations mettent chaque jour en mouvement des centaines de milliers de Cairotes cependant que la généralisation des mass média avive la conscience de différences qui sont de plus en plus difficilement supportables.

La vieille ville, désertée depuis longtemps par ses notables, compte vraisemblablement encore 1 000 000 d'habitants. Elle est saturée et en certains îlots la densité y est extrêmement forte. L'impression qui domine est celle de la misère qu'aggrave la négligence des services publics dans ce Caire oublié. Des immeubles récents vite dégradés remplacent les constructions anciennes, prématurément usées par un entretien insuffisant et une occupation trop dense. Les activités traditionnelles qui avaient assuré l'équilibre de la vieille ville disparaissent. Une nette évolution se fait toutefois sentir ces dernières années. Certains quartiers se dédensifient car la population va s'installer en périphérie dans les zones d'urbanisation spontanée.On estime le nombre des départs annuels entre 30 et 50 000. De petites activités de type informel (biens de consommation) voient le jour grâce aux revenus de l'émigration.

Le Caire moderne du Khédive Ismaïl jouxte la vieille ville à l'ouest et abrite toujours la vie administrative, les activités de commerce et de services. Au delà de la place de la Libération (Mîdan el-Tahrîr), la grande place de la métropole où se concentre une bonne partie de la circulation, s'allonge sur les bord du Nil le centre du Caire métropolitain. Sur plusieurs centaines de mètres voire des kilomètres le Nil coule entre un double barrage de buildings qui donnent la mesure de la mutation égyptienne depuis 40 ans. Un C.B.D. de 250 hectares s'édifie dans cette partie centrale. La Corniche du Nil abrite les grands hôtels internationaux, les grandes banques, l'import-export etc... Aucune misère visible ne gâte ici la féerie du Nil : la vieille ville n'est qu'un somptueux et lointain arrière plan, un décor piqueté de minarets ou de coupoles qui se déploie jusqu'à la citadelle. A partir de ce centre, à l'ouest, et sur l'autre rive du Nil s'alignent des immeubles de plus en plus nombreux et de plus en plus élevés : quartiers bourgeois (Doqqi) voisinent avec des quartiers populaires (Imbâba) ou bien des quartiers de l'époque nassérienne réservés aux couches moyennes (Muhandissin ou quartier des ingénieurs).

C'est vers le Nord que s'exerce actuellement l'essentiel de la poussée urbaine : 60% des Cairotes y résident (DENIS 1998). Le mouvement d'urbanisation est impétueux, difficile à endiguer. Il s'exerce le long des voies de communication, le front d'urbanisation empiète très largement sur les terres agricoles de la vallée et du delta. La variété des quartiers est très grande mais ils sont le plus souvent mal structurés et mal reliés les uns aux autres. Les vieux villages sont englobés par l'avancée de la ville. Dans ces banlieues où alternent les secteurs semi-ruraux, et les quartiers modernes du genre HLM, les zones d'urbanisation spontanée et les zones industrielles habitent une population ouvrière et une classe moyenne pauvre. Dans les franges en cours d'urbanisation une population récemment arrivée à la ville s'adapte progressivement. En contraste marqué avec ces quartiers peu favorisés, les zones du nord-est du Caire offrent deux exemples d'un urbanisme moderne volontaire : début de siècle et colonial pour Héliopolis, milieu de siècle et nassérien pour Madînat Nasr. Bâties à l'orée du désert, ces deux villes nouvelles étalent leur réussite le long de l'autoroute qui conduit à l'aérodrome et sont maintenant reliées au centre-ville et intégrées à l'agglomération.

La poussée d'urbanisation vers le Sud est un peu plus tardive mais il se fait sentir fortement de nos jours. Maadi n'est plus la calme résidence qu'elle fut, ses villas de style colonial, perdues dans les jardins et les arbres se dissolvent dans une ville en pleine expansion. Plus loin, vers le sud le tissu urbain autrefois ténu se consolide et autour des usines de la zone industrielle d'Hélouan et de Tebbin s'étendent d'énormes cités implantées dans un paysage désertique.

La crise urbaine : l'impossible gestion

La gestion d'une aussi vaste métropole pose des problèmes quasiment insurmontables (CHALINE 1990). Ils sont d'autant plus ardus à régler que la croissance urbaine s'effectue dans un contexte de grande pauvreté. Le PNB/habitant/an n'atteint que 1300 $. Si, par sa taille, Le Caire est la 15e agglomération du Monde en ce qui concerne le total des revenus de ses habitants elle se situe plutôt au niveau d'une ville européenne de 200 ou 300 000 habitants. Des efforts ont été tentés pour apporter une solution aux problèmes les plus graves mais l'efficacité des mesures prises est très relative. Trois schémas directeurs depuis 1956 ont été adoptés. Les deux premiers (1956 et 1970) n'ont pas donné tous les résultats escomptés. Celui de 1956 mettait l'accent sur les zones industrielles, les espaces pour l'administration et l'habitat pour les classes moyennes. Celui de 1970 était plus ambitieux et envisageait la création de villes nouvelles et satellites, l'amélioration des réseaux de transport. Le troisième qui date de 1983 est en cours de réalisation.

Des équipements urbains insuffisants

Les équipements existants sont conçus pour faire fonctionner une agglomération de 6 millions d'habitants, Le Caire en compte plus du double.

La desserte en eau potable est très médiocre. Les trois quarts des logements seulement sont reliés au réseau et il existe une formidable inégalité entre les quartiers du Caire. Le système d'approvisionnement insuffisant fonctionne à 25% au dessus de sa capacité normale, les pertes en réseau sont de 25 à 35%. L'eau est comptabilisée au consommateur au quart de son coût réel alors que, faute de comptages fiables 40% de l'eau distribuée n'est pas payée! Le dysfonctionnement est total. L'inégalité entre citadins est la règle. Le m3 d'eau est vendue 200 fois plus cher dans les quartiers non desservis par le réseau public que dans les autres !

Des problèmes d'une tout autre ampleur se posent pour l'assainissement. En 1980, le réseau était totalement obsolète. Le réseau d'égouts date de 1914 et déjà il est saturé en 1930. Or, seulement 58% des logements sont raccordés. Il ne se passe pas de jour sans que les tuyaux n'éclatent notamment dans les quartiers populaires les plus mal équipés. Dans les cas les plus graves, pour prévenir des explosions et des geysers malodorants nombre de bouches d'égouts furent alors recouvertes d'une lourde chape de ciment (RAYMOND 1993). Des améliorations ponctuelles ont été apportées sans grand succès : les zones périphériques n'étaient pas reliées au réseau. Actuellement on procède à la mise en place de deux réseaux collecteurs : un sur chaque rive du Nil. On veut faire passer la capacité du réseau du tout à l'égout de 1 à 5 millions de m3/jour. Le coût de cette réalisation sera colossal au moins 4 milliards de livres égyptiennes (soit 4 années de droits de péage du canal de Suez ou l'équivalent des revenus annuels tirés de l'émigration).

Les transports constituent un autre point noir. Se déplacer est un véritable cauchemar pour la population cairote qui dépend de transports en commun insuffisants. Les données du problèmes sont complexes. Les structures urbaines ne facilitent pas la mise en place de réseaux de transports. La croissance urbaine s'est effectuée par la juxtaposition de quartiers successifs mal reliés les uns aux autres. Le problème du franchissement du Nil est réel : longtemps il n'a existé que 6 ponts!  : or plus de 3 millions de Cairotes résident en rive gauche. L'extension de la ville en direction méridienne sur plus de 50 km ne facilite pas les liaisons. Enfin, en raison de la localisation des zones industrielles, la dissociation habitat/travail est générale, les migrations alternantes sont importantes dans une ville où la voirie est médiocre.

La primauté du trafic nord-sud rend inévitable le passage par le centre ou ses abords immédiats et c'est à partir du centre que s'organise un réseau radial. L'engorgement est garanti notamment dans les zones de passage obligé : le centre et les ponts du Nil. Les voies express tracées depuis 1960, les toboggans, les ponts supplémentaires sur le Nil ne permettent pas de faire face au trafic qui, lui même, augmente plus que le rythme de croissance de la population. Les services publics sont nettement insuffisants et sous dotés. Une enquête de 1985 estime à 90 ou 100 personnes l'occupation moyenne des autobus du Caire sans compter les passagers clandestins. Le spectacle d'autobus essoufflés et bondés d'où débordent des grappes de voyageurs fait partie du quotidien cairote. La productivité des autobus par jour est tombée de 2 000 voyageurs/jour en 1972 à 1 600 en 1990 en raison des embarras sans cesse grandissants de la circulation.

La construction d'une première ligne de métro a été achevée en 1987 : sur 42 km nord sud, il relie Hélouan à El Marg. Avec une capacité de 60 000 voyageurs/ heure, il assure 18% des déplacement par les transports publics. Elle est complétée depuis 1998 par une seconde ligne ouest-est : la jonction avec la première ligne s'effectue sous la place Midân el-Tahrîr.

Les multiples aspects de la crise du logement

En se basant sur la situation actuelle de suroccupation, on estime qu'il manque dans le Grand Caire 1 million d'unités d'habitation. Une normalisation supposerait la construction de 100 000 unités/an. On en est loin et le contexte de pauvreté d'ensemble est un handicap certain (EL KADI 1994) :

on estime que le 1/3 des ménages ne peut faire face aux charges d'un logement. Le secteur social est trop onéreux pour répondre à la demande du plus grand nombre. En fait, s'opère un glissement vers le haut, les logements sociaux sont occupés par des catégories sociales qui n'étaient pas originellement leurs destinataires.

en contre-partie, 24% de la population cairote dispose de revenus largement suffisants pour se loger en dehors du secteur étatique (rôle du recyclage des revenus issus de l'étranger, des pays du Golfe).

pour des catégories plus modestes (agents de l'État), il existe des systèmes de prêts publics ou des systèmes coopératifs aidés ce qui en particulier traduit la volonté du Pouvoir de s'assurer la fidélité d'une clientèle politique.

Les solutions proposées par les Pouvoirs Publics sont insuffisantes (IAURIF 1985). L'étendue des besoins en logement, le souci de déconcentrer la ville, la nécessité de protéger les zones agricoles ont amené les planificateurs à envisager des pôles d'urbanisation nouveaux dans le cadre des deux premiers schémas directeurs. Ces propositions faites en 1970 étaient censées faire face à la croissance urbaine jusqu'en l'an 2 000. Deux types de pôles d'urbanisation sont choisies : les villes nouvelles et les villes satellites qui relèvent de deux logiques distinctes.

Figure 3 : L'armature urabaine de la Basse-Égypte

(source : I.A.U.R.I.F.Troin).

Les villes nouvelles sont éloignées du Caire : plus de 50 km et doivent fonctionner de façon autonome. Ce sont des villes édifiées dans le désert. Quatre ont été programmées :

10 de Ramadan sur la route d'Ismaélia devrait abriter 500 000 habitants.

­         El Amal au sud du Caire.

­         Sadate City au nord ouest doit accueillir à terme 1 500 000 habitants.

­         El Badr sur la route de Suez.

Elles sont construites selon les principes d'un zonage strict : activités industrielles, activités de service, zone résidentielle aménagées en unités de voisinage.

Les villes satellites sont en continuité avec les banlieues du Caire et abritent aussi des zones industrielles. Trois sont achevées :

­         Quinze de Mai à proximité d'Hélouan, prévue pour 500 000 habitants.

­         Six Octobre à l'ouest prévue pour 500 000 habitants.

­         al-Ubur au nord est.

Le résultat est un demi échec. Le gigantisme des projets, leur complexité et leur coût ont soulevé de vives critiques. Les investissements d'infrastructure sont particulièrement lourds notamment pour les transports et pour l'approvisionnement en eau. Le démarrage a été difficile et lent. Les zones industrielles se sont petit à petit remplies par contre la population ne suit guère. Les plus riches préfèrent résider au Caire et les plus pauvres ne peuvent accéder au logement qui leur est proposé en raison de son coût. Pas plus de 100 000 habitants résident dans ces villes nouvelles ou satellites : on est très loin des objectifs annoncés.

Les solutions adoptées en dehors du circuit officiel sont très diverses. Pour les plus démunis, il y a une suroccupation de la vieille ville fatimide taudifiée. Les densités résidentielles peuvent atteindre des valeurs record : 1 500 hab/ha et dans certains îlots plus de 2 500! Dans cette vieille ville, les chambres individuelles avec des taux d'occupation moyen de 4 à 5 personnes constituent de 35 à 55% du parc immobilier. Les cimetières sont squatterisées notamment celui de la Cité des morts qui jouxte la colline de Moqattam. 3 à 500 000 citadins vivent dans ces nécropoles transformées en lieux d'habitation. La surélévation des immeubles est très fréquente. Elle est rendue d'autant plus facile que les toits sont en terrasse. Sans doute 500 000 Cairotes sont logés de cette façon. Cette solution affecte indistinctement immeubles neufs et immeubles anciens, taudis et constructions soignées. La surévaluation est évidemment illégale. Ce phénomène unique par son ampleur est particulièrement marqué dans les quartiers de la vieille ville mais aussi dans toute l'auréole nord (Chubra, Rod al Farag) et Ouest (Mohandissine, Dokki). Cette solution est parfois dangereuse elle est à l'origine d'effondrements d'immeubles. Elle aboutit à une surdensification des quartiers ce qui crée des difficultés pour les équipements (eau, transport, égout). Le phénomène est de grande ampleur : 36 000 cas de surélévation illicites ont été enregistrées pour la seule année 1991 !

Les ZUS (zones d'urbanisation spontanée) sont désormais la forme sous laquelle se réalise l'essentiel de la croissance urbaine. Elles regroupent les 3/4 des logements construits ces dernières années. C'est un secteur de construction illégale ou non réglementé qui s'étend le plus souvent sur les terres agricoles de la vallée ou du delta du Nil. Sur plus de 13 000 ha soit 24% de la surface résidentielle; elles abritent 45% de la population citadine (près de 6 millions d'habitants). Elles croissent à des taux voisins de 8%/an alors qu'on enregistre seulement 2,5% pour l'ensemble de la ville. Qui réside dans ces formes d'urbanisation extra-légales? A la fois des pauvres mais de plus en plus la ZUS est une solution pour les classes moyennes. L'origine géographique de la population est la suivante : 50% sont des immigrants récents, 20% viennent du Caire délabré, 30% sont nés sur place. Dans ce type de constructions s'investissent les capitaux privés et notamment les remises de émigrés. Par contre les équipements publics urbains sont négligés et ils sont partiellement compensés par des services privés plus prompts à répondre à la demande.

Le problème le plus grave est sans doute la perte de terres agricoles. Entre 1968/77 : 330 ha/an sont perdus pour l'extension de l'ensemble des constructions cairotes, 550 actuellement (le grignotage des terres agricoles n'est pas uniquement sur le fait des ZUS) et le processus n'est toujours pas enrayé! L'essentiel de l'extension urbaine se déroule sur les terroirs de la vallée ou du delta alors que l'effort des autorités portent sur l'urbanisation des terres désertiques.

Le paradoxe veut que dans cette situation de pénurie, plus de 400 000 logements soient vides y compris dans les ZUS. Un certain nombre de ces logement sont été financés par les capitaux venus du Golfe. Les propriétaires refusent de louer dans le cadre de la réglementation actuelle qui remonte à quarante ans. Beaucoup de candidats locataires sont dans l'impossibilité d'acquitter des loyers élevés.

Le schéma urbain de 1983

Il propose de rompre avec la centralité excessive du Caire (IAURIF 1985). Tout converge vers la place de l'Indépendance où se croisent tous les trafics et le C.B.D. On veut rompre avec la structure radio-concentrique actuelle par l'aménagement de nouveux centres :

le centre nord-ouest entre Héliopolis et l'aéroport qui serait un centre administratif et des affaires

nouveau centre à Maadi

le centre de 6 Octobre dans une ville satellite sera le grand pôle de développement du désert occidental.

Il prévoit la réalisation d'un boulevard périphérique. Un "Ring Road" de 73 km doit cerner l'agglomération en espérant que cette "barrière" permettra de stopper la progression de l'urbanisation (ce qui est sans doute une utopie) et permettra aussi d'alléger la circulation à l'intérieur du tissu urbain (ce qui paraît plus réaliste). Actuellement le Ring Road est achevé en quasi totalité (figure 2).

Enfin pour tenter d'une part de freiner l'extension des ZUS et d'autre part d'éviter les coûts prohibitifs des villes nouvelles, le schéma propose une nouvelle forme d'urbanisation les "new settlements". Établis en zones désertiques, ce sont des trames viabilisées. Les terrains ainsi équipés sont vendus à des conditions avantageuses et les bénéficiaires peuvent construire leur logement progressivement en fonction de leurs moyens. Dix de ces nouveaux quartiers sont prévus pour accueillir au total plus de 2 millions d'habitants mais le démarrage s'avère difficile. Tous ces projets d'urbanistes semblent frapper du bon sens mais l'expérience antérieure montre qu'il y a loin du projet à la mise en œuvre.

En dépit de ses carences et dysfonctionnements, Le Caire, "la mère du Monde" (Oum el-dounia) comme la surnommait Ibn Khaldoun, riche de ses quartiers diversifiés à la vie foisonnante, de ses mille mosquées, de ses citoyens affables est une cité rayonnante. Malgré son immensité et sa demesure, la mégapole est "petite" (MIOSSEC 1995 - TROIN 2001). Le Caire a souvent été comparée à une somme de villages et dans beaucoup de quartiers populaires, les multiples entrelacs de solidarité tissent pour chaque Cairote un réseau d'entraide, condition de la survie.

Les activités informelles au Caire

Les Zabalin constituent l'une des classes les plus méprisées de la société. On compte environ 40 000 de ces éboueurs chiffonniers qui vivent dans de misérables bidonvilles aux abords de la capitale. On les voit presque tous les matins, travailler par équipes de deux ou trois hommes, habillés comme des épouvantails, avec des chapeaux de paille et de vieux vêtements hétéroclites; accompagnés de leurs enfants, ils font leur ronde en conduisant un petit tombereau brimbalant sous une pyramide d'ordures et traîné par un âne. Chaque mois les Zabalin récupèrent ainsi 2 000 tonnes de vieux papiers qui, recyclés, produisent 1 500 tonnes de papier et de carton. Ils fournissent aussi des chiffons de coton et de laine qu'on réutilise pour fabriquer des tentures ou des couvertures; des boîtes de conserve qui, comprimées et soudées, se transforment en casseroles, en rivets, en jouets ou même en pièces de rechange mécaniques; des os qui entrent dans la composition des peintures, du verre et du plastique qui seront retraités. Les opérations de triage sont si minutieuses qu'on va jusqu' à ouvrir les piles sèches pour en extraire les crayons de graphite, tandis que les enveloppes de zinc sont fondues en lingots. Tous ces matériaux et bien d'autres reprennent le chemin du Caire par les soins de marchands en gros et de divers intermédiaires qui réalisent de substantiels bénéfices.

En parcourant de nombreux quartiers du Caire, j'ai pu à maintes reprises constater l'importance pour l'économie de la capitale des ingénieuses opérations de recyclage dont les Zabalin offrent un si frappant exemple. Dans des dizaines de boutiques de vêtements d'occasion, près de Bab Zuwaylah, des ouvriers raccommodent ou retaillent des vêtements de rebut, déchirés aux coutures ou en loques. Dans de petites rues adjacentes du Char'al-Mu'izz, on voit des paniers de chaussures d'occasion vendues avec des morceaux de cuir provenant des tanneurs, permettant de les ressemeler. Le bois, matériau précieux en Egypte, est utilisé au maximum. La sciure et les copeaux servent de combustible pour les souffleurs de verre ou les fondeurs; vieux panneaux et vieilles planches se transforment en meubles bon marché.... L'industrie lourde du recyclage est localisée dans le sud de Chubra , un quartier de petites entreprises et d'immeubles de classe moyenne, situé au nord de Bulaq. Tous les emplacements libres, utilisés pour les cimetières de voitures et les fonderies sont couverts de carcasses de vieux tracteurs, de véhicules militaires, de morceaux d'autobus et de piles de vilebrequins, essieux, colonnes de direction et roues.

Dans tous les quartiers du Caire, on trouve de modestes garages où des mécaniciens (des adolescents pour la plupart) se livrent à des opérations chirurgicales sur de vieilles guimbardes. Leurs ateliers sont toujours dans un désordre indescriptible; des outils divers, du fil électrique, des tubes, des écrous et des boulons gisent pêle-mêle dans la poussière; des chiens se grattent dans les coins et un mouton farfouille quelquefois parmi les chiffons graisseux et les vieux journaux. Cela n'empêche pas le travail de se faire et assez bien, si l'on en juge par le nombre de tacots vénérables qui roulent dans les rues du Caire.

Au total les petits ateliers et entreprises artisanales du Caire occupent un demi-million de personnes soit en moyenne trois personnes par entreprise. Les travailleurs habitent en majorité sur les lieux de leur travail ou à proximité. L'épreuve des déplacements par les transports publics leur est épargnée. Et ils ne sont pas affectés dans leur vie privée ou professionnelle par les insuffisances ou les pannes des systèmes de communication dont le monde moderne du travail est dépendant. Leur monde à eux est celui des relations personnelles au sein d'une communauté étroitement liée. Ils se rencontrent au café du quartier pour parler de leurs affaires. Sur le plan familial s'organise un système d'assistance mutuelle qui permet de procurer du travail- ou des secours en argent- aux parents incapables de trouver un emploi ailleurs, pour des questions d'âge, de maladie ou pour tout autre handicap."

Georges Mutin, in "Le Caire", collection les grandes cités, Time Life p.188 et sqq.

Eléments bibliographiques

IAURIF (1985), Cahiers de l'Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la région Ile de France (IAURIF), n° 75 mars 1985: 1850-1950: un siècle d'aménagements urbains au Caire est consacré à l'Aménagement du Grand Caire.

Chaline, C. (1990), Les villes du Monde arabe, Paris, Masson, 190 p.

Denis, E., (1998), Croissance urbaine et dynamique socio-spatiale: Le Caire de 1950 à 1990, in l'Espace géographique, 1998, N° 2, p. 129/142

El Kadi, G., (1985), La division sociale de l'espace au Caire, in Maghreb-Machreq, n° 110, p. 35/55

El Kadi, G., (1987), L'urbanisation spontanée au Caire, Tours, Urbama, 373 p.

El Kadi, G, (1994), La ville spontanée sous contrôle, in Maghreb-Machreq, numéro spécial p.30/40

Miossec, J.M., (1995), L'Egypte à l'étroit in Mutin G.: Afrique du Nord, Moyen-Orient, Monde Indien, Géographie Universelle, tome 8, Paris, Belin/Reclus, 480 p.

Raymond, A, (1993), Le Caire, Paris, Fayard, 428 p.

Troin, J.F, (2001), Les métropoles des "Sud" Paris, Ellipses, 160 p.