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Communication dans un congrès Année : 2010

« La tête comme une passoire » : l'oubli du texte par le film chez Marguerite Duras (Son nom de Venise dans Calcutta désert)

Résumé

« Le Fou, la forme creuse du Fou est traversée par la mémoire de tous. La tête-passoire traversée par la mémoire du tout, est ici incorporée aux murs. » (La Femme du Gange, p. 148) Au cinéma, Duras crée une forme creuse. A travers quelques séquences du film Son nom de Venise dans Calcutta désert, nous nous proposons d'étudier ce processus de destruction du texte par le film, d'oubli du texte et d'oubli de l'image par le texte (« je suis dans un rapport de meurtre avec le cinéma. J'ai commencé à en faire pour atteindre l'acquis créateur de la destruction du texte. Maintenant, c'est l'image que je veux atteindre, réduire. J'en suis à envisager une image passe-partout, indéfiniment superposable à une série de textes, image qui n'aurait en soi aucun sens, qui ne serait ni belle ni laide, qui ne prendrait son sens que du texte qui passe sur elle » (Les Yeux verts, p. 49)). Pourtant, l'oubli du texte (le manque à lire) semble être la possibilité de l'écrit (le devenir de l'écrit), de l'écriture qui justement excède, déborde le texte : le lisible n'est pas l'écrit, de même que l'image est encore loin du visible. Dans sa critique de l'image et du texte, Duras cherche comment oublier le texte, comment oublier l'image, c'est-à-dire inachever le texte et l'image. Dans le contraste de l'image et de ce que disent les voix, la relation est coupée, de sorte que chaque élément apparaît dans sa brutalité, dans sa nudité. Cette fragmentation est maximale du fait de l'absence de concomitance : une même image passe sous des textes différents, un même texte rencontre des images différentes. Cette fragmentation favorise l'émergence de l'énoncé pur, de l'image pure, d'une proposition absolue. Dès lors, la représentation donne la « masse du vécu » « non inventoriée, non rationalisée » Le texte redevient inédit, frais, déblayé, dépeuplé, décontextualisé. L'ouverture de l'écriture est dans cet oubli du modèle, dans cette perte du support - puisque le texte change de tonalité, d'intonation même au contact des images différentes, d'un film à l'autre, et à l'intérieur même d'un film. Le film expose moins des restes, des survivances, qu'il ne dispose une réserve, d'images et de mots (A propos de La Femme du Gange, Duras dit : « même les moments de déambulation silencieuse sont des moments écrits, peut-être pas lisibles mais écrits. Alors que dans l'écriture, à proprement parler, il n'y a qu'une partie de cet écrit-là qui passe, comme si on ne pouvait écrire complètement qu'en dépassant, bien sûr, le langage, ou l'écriture proprement dite » (Les Lieux de Marguerite Duras, entretiens avec Michelle Porte, p. 87). Le film n'est pas une mémoire de l'événement, non plus que le texte, mais un oubli de l'événement (« pour que Son nom de Venise dans Calcutta désert ait lieu, il faut des générations d'oubli » affirme Duras dans son entretien avec Dominique Noguez, Le Cimetière anglais) : on construit une ruine susceptible d'être visitée par tous, avec une image et un texte qui se veulent passe-partout. On passe ainsi d'une fiction où quelque chose est arrivé qui n'a pas été vécu - par le spectateur, le lecteur - à l'invention de quelque chose qui n'est pas (encore) arrivé mais est vécu par le biais d'une écriture personnelle. A propos du Vice-consul, elle dit ceci : « je me suis dit que l'on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l'amour. Que c'était dans les états d'absence que l'écrit s'engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l'avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé » ; et à propos de L'été 80 : « Un événement ne peut pas se passer deux fois, une fois en réalité, une fois dans un livre... Mais il faut quand même qu'il ait eu lieu pour que le livre soit apte à en rendre compte. Mais l'événement lui-même est détruit, si tu veux, par le livre. Ce n'est jamais ce qui a été vécu, mais le livre fait ce miracle, c'est que, très vite, ce qui est écrit a été vécu. Ce qui est écrit a replacé ce qui a été vécu. » (Dits à la télévision, entretiens avec Pierre Dumayet, atelier/EPEL, 1999, p. 48-49). Si la mémoire est l'intériorisation de l'événement, l'oubli consiste en l'expulsion de cet événement hors de soi. De fait, le cinéma de Duras met le livre hors de lui-même, expulse l'événement, met des faits à disposition de tous. Comme d'Anne-Marie Stretter, on pourrait dire de cette forme trouée qu'« elle est à qui la veut, la donne à qui la prend ». L'auteur s'efforce de faire basculer le récit dans l'oubli pour le laisser à la disposition d'autres mémoires que la sienne, « mémoires qui se souviendraient pareillement de n'importe quelle histoire d'amour. Mémoires déformantes, créatrices (India Song, p. 10). Cette universalité anonyme, oubliant l'histoire, les événements, les personnes, correspond à un dispositif susceptible d'accueillir l'avènement d'une image et d'une écriture. On peut dire de Duras ce qu'elle-même dit de Georges Bataille : « on peut donc dire de Georges Bataille qu'il n'écrit pas du tout puisqu'il écrit contre le langage. Il invente comment on peut ne pas écrire tout en écrivant. Il nous désapprend la littérature. C'est comme si l'auteur n'avait derrière lui aucune mémoire littéraire... Comment peut-on ne pas écrire à ce point? Le mot désespère de remplir sa fonction, il perd sa magie propre, il ne véhicule plus rien que son sens possible. On a l'impression de le lire à l'envers d'abord et de le retrouver ensuite, émancipé, guéri de ses mauvaises fréquentations ultérieures (Outside, p. 35). Quant à l'auteur lui-même, il s'oublie : « quand j'écris j'ai le sentiment d'être dans l'extrême déconcentration, je ne me possède plus du tout, je suis moi-même une passoire, j'ai la tête trouée. Je ne peux m'expliquer ce que j'écris que comme ça, parce qu'il y a des choses que je ne reconnais pas dans ce que j'écris. Donc elles me viennent bien d'ailleurs, je ne suis pas seule à écrire quand j'écris » (Les lieux de Marguerite Duras, p. 98).
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Dates et versions

halshs-00517550, version 1 (14-09-2010)

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  • HAL Id : halshs-00517550 , version 1

Citer

Mireille Raynal-Zougari. « La tête comme une passoire » : l'oubli du texte par le film chez Marguerite Duras (Son nom de Venise dans Calcutta désert). Colloque international « Duras : desseins de mémoire et d'oubli »,, Mar 2006, Université de Louvain-La Neuve (UCL), Louvain, Belgique. pp.251-267. ⟨halshs-00517550⟩
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Dernière date de mise à jour le 13/04/2024
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