Performativité et domination - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société Accéder directement au contenu
Communication Dans Un Congrès Année : 2008

Performativité et domination

Résumé

Depuis les années 1950, la philosophie et la linguistique ont reconnu que le langage ne servait pas seulement à dire des choses – à communiquer – mais qu'il réussissait également à faire des choses. Et contrairement à l'ancienne rhétorique qui n'étudiait que les effets que le langage pouvait avoir sur un public donné suite à la profération d'énoncés ayant certains contenus, cette nouvelle approche envisage l'action de la parole comme une caractéristique qui lui est propre ou intrinsèque : c'est en disant que quelque chose est fait. Ce qu'a ainsi découvert J.L. Austin avec les énoncés performatifs et la théorie des actes de parole, c'est que l'utilisation même du langage consistait à réaliser un certain nombre d'actions, dont les exemples les plus évidents sont la promesse, l'ordre ou le baptême1. Lorsqu'un énoncé du type « Je te promets de faire la vaisselle » est proféré, il n'est pas seulement dit que je promets de faire la vaisselle, mais la promesse consistant à s'engager à faire la vaisselle est bel et bien prise ou réalisée. Cela est plus clair encore avec les énoncés proférés dans des contextes clairement institutionnels comme peut l'être, par exemple, la cérémonie de mariage : l'énoncé du type « je vous déclare mari et femme » constitue alors l'acte même de marier, qui n'est pas réductible au fait de dire (au sens constatif du terme) que deux personnes sont mari et femme. Pour le dire autrement, le sens de ce type d'énoncés n'est pas réductible à leur sémantique (ou à leurs conditions de vérité), mais doit inclure des éléments pragmatiques, notamment leur qualité d'acte, qu'Austin a qualifié « de force illocutionnaire », laquelle vient doter un énoncé donné d'une certaine efficacité, relative à la force spécifique de cet énoncé.
Austin avait clairement indiqué dans ses recherches que cette efficacité dépendait de plusieurs conditions de félicité (et on plus de vérité), dont il avait donné une énumération sommaire. Parmi elles, des conditions institutionnelles et contextuelles apparaissaient clairement, qui provoquaient une rupture de l'autonomie de l'objet de la linguistique : dès lors que l'on prenait en compte les effets illocutionnaires du langage, l'analyse d'Austin semblait nous forcer à admettre que la langue n'était pas étanche à l'égard des déterminations sociales et qu'elle était peut-être même une réalité intrinsèquement conventionnelle devant être étudiée en fonction des conventions et des normes de la société dans laquelle elle était utilisée. Dès lors, l'analyse de l'interaction linguistique devait tout autant prendre en compte les paramètres sociaux qui affectaient celle-ci que les éléments linguistiques intervenant dans sa production.
La majeure partie de la linguistique et de la pragmatique philosophique – notamment la théorie des actes de langage, telle qu'elle a été développée par J.R. Searle2 et D. Vanderveken3 – a néanmoins prolongé les travaux d'Austin dans une optique consistant à considéré que la « force illocutionnaire » était une propriété purement linguistique, qui relevait de conventions uniquement linguistiques et pouvait être étudiée de manière plus ou moins formelle, en considérant les seules propriétés linguistiques des énoncés – tout le problème devenant alors de savoir si la force illocutionnaire relevait des structures syntaxiques, grammaticales, sémantiques, voire interactionnelles – celles-ci excluant par définition les déterminants sociaux. Or ce type de conception – quels que soient ses résultats sur le plan formel en termes de modélisations de la parole4 – a pour conclusion (ou prémisse) implicite que quiconque peut réaliser un acte de parole, dès lors qu'il utilise les bons éléments linguistiques permettant de doter un certain énoncé de la force illocutionnaire désirée. L'efficacité de la parole étant d'ordre linguistique, ceci implique que tout locuteur compétent d'une langue donnée peut accomplir sans problème un acte de parole donné – sauf dans certaines conditions externes qui peuvent éventuellement empêcher cet énoncé de réussir à avoir cette efficacité, mais cet empêchement intervient alors sur un plan autre que linguistique. L'efficacité linguistique est ramenée au champ de l'usage du langage – lui-même considéré comme une sphère close – mais elle peut être empêchée de « s'exprimer » dès lors qu'elle s'expose aux vicissitudes de la vie sociale.
C'est la situation sociale, distincte du langage, qui peut venir empêcher les effets du langage de se manifester – de l'extérieur. Dès lors, si le locuteur est dans une situation qui lui défavorable, il peut toujours utiliser le langage à sa guise pour accomplir tel ou tel acte de parole, mais les effets de celui-ci seront contrés ou annulés, à cause de sa position sociale. Ce type d'analyse veut ainsi qu'un simple soldat puisse donner un ordre à son général, en dotant son énoncé de la valeur illocutionnaire de l'ordre, mais que cet énoncé soit considéré, dans les circonstances sociales où l'on on utilise (correctement) cet énoncé, comme une insolence et que le soldat soit puni comme tel.
On comprend que, dans ce cadre, l'efficacité illocutionnaire reste bien d'ordre linguistique, même si les conditions sociales ne lui permettent pas de se déployer ou d'avoir des conséquences – mais que les conditions sociales n'interviennent nullement dans la création de cette efficacité.
Or ce type d'approche nous apparaît « scolastique », comme aurait dit Austin, ou « idéaliste » et oublie que les conditions mêmes de l'efficacité linguistique sont elles-mêmes des conditions sociales, qui viennent déterminer intrinsèquement cette efficacité. Comme l'avait bien vu Austin (mais aussi Benveniste5), et comme l'a théorisé ensuite Bourdieu, un énoncé donné n'a d'efficacité illocutionnaire que s'il est proféré dans des conditions qui permettent au locuteur le proférant d'avoir une certaine légitimité à faire cet énoncé avec l'efficacité qu'il entend lui donner. Nous voudrions donc, en nous appuyant sur les analyses séminales d'Austin, puis la lecture de la théorie des actes de parole offerte par J. Hornsby et la critique de la pragmatique « standard » opérée par P. Bourdieu, rappeler que la réussite d'un énoncé ne dépend pas seulement de la maîtrise, par le locuteur, de la langue, mais bien plutôt de ce qu'on appellera son « autorité », socialement déterminée, qui lui permettra de réaliser, ou non, tel ou tel acte. On comprendra alors que l'échange linguistique, en tant qu'il est le lieu d'accomplissement d'un certain acte, est toujours le lieu possible d'un rapport de pouvoir ou de domination, en ce sens que la réussite d'un acte de parole dépend toujours de la reconnaissance que l'on accorde à celui qui le profère – et nous verrons alors comment il est possible – s'il est possible – d'envisager un échange linguistique qui soit indemne de tout rapport de force. Le problème sera notamment de savoir si, d'une part, celui qui parle, et notamment celui qui peut dire la vérité sur la détermination sociale de la parole, ne reconduit pas par là un rapport de domination et si, d'autre part, il n'est pas uniquement celui qui est le moins disposé à le faire – puisqu'il doit nécessairement disposer des conditions sociales qui lui donnent une certaine autorité pour se faire entendre. Autrement dit, les seules personnes pouvant dire la vérité sur la parole ne doivent-elles pas nécessairement faire partie des dominants – et n'ont-elles donc pas aucun intérêt à le faire ?

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Origine : Fichiers produits par l'(les) auteur(s)

Dates et versions

halshs-00338353 , version 1 (12-11-2008)

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  • HAL Id : halshs-00338353 , version 1

Citer

Bruno Ambroise. Performativité et domination. Performativité et domination, Feb 2008, Amiens, France. ⟨halshs-00338353⟩
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