Art poétique et art de la guerre dans l'ancien monde touareg - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société Accéder directement au contenu
Article Dans Une Revue L'Homme - Revue française d'anthropologie Année : 1998

Art poétique et art de la guerre dans l'ancien monde touareg

Dominique Casajus

Résumé

In 1907, Charles de Foucauld collected an important corpus of poetry from the Tuareg in southern Algeria. In these poems, many of which celebrate the wars that the Tuareg had fought during the preceding century, domestic and foreign warfare are presented as two different sorts of experience. Domestic warfare brought together, in the celebration of the same ethos, opponents who, though fighting each other, were engaged in poetic dialogue. In contrast, foreign warfare set at odds men who fought, we might say, in silence. The transition from one type of warfare to the other was not sudden. Although the Tuareg world never formed a political unit, an invisible border, mainly based on words, separated the Tuareg from their neighbours.
En 1907, Charles de Foucauld a recueilli un important corpus de poésies auprès des Touaregs du sud algérien. Les presque six mille vers de ce corpus font apparaître que, lors des guerres entre Touaregs, les hostilités militaires s'accompagnaient toujours d'hostilités poétiques, au point que les poèmes échangés par les adversaires constituaient une composante à part entière de la guerre autant qu'un de ses ornements. Dans ces poèmes, mon adversaire est un proche que j'appelle par son nom. Les termes dans lesquels je l'apostrophe ne diffèrent qu'en degré de ceux dont j'use lorsque je converse poétiquement avec mes contribules, et les images dont j'orne alors mon propos sont souvent semblables à celles dont je nourris les poèmes que je destine aux miens. Je sais qu'il partage le même éthos que moi et que les actes dont je m'enorgueillis sont ceux-là mêmes dont il se ferait gloire s'il les commettait. C'est pourquoi, en même temps que je lui porte mes coups, j'ai à cœur que lui parviennent des poèmes où je les célèbre, et il me répond à son tour mot pour mot tandis qu'il me rend coup pour coup. D'ailleurs, les femmes que je prends si volontiers à témoin de ma vaillance sont aussi bien les siennes que mes propres amies, tant je suis sûr que de son côté comme du mien, les canons de la valeur sont les mêmes. À ce semblable, ce frère contre qui toujours je guerroie, me lient de secrètes connivences, que nos poèmes indéfiniment échangés ne cessent de trahir.
Tout cela donne à la guerre, lorsque jadis elle déchirait les Touaregs, tous les caractères de la guerre civile. Ce n'est pas tant que nous soyons en présence d'une entité politique bien circonscrite à l'intérieur de laquelle une guerre se définissant comme civile s'opposerait à la guerre étrangère ; mais plutôt, à l'inverse, que la civilité dont ces poèmes imprègnent la guerre intestine autorise à parler d'une cité touarègue, ou d'un monde touareg - au sens où Jean-Pierre Vernant évoque « un monde grec qui, dans leur affrontement même, rassemble les cités en une communauté unie par la langue, la religion, les mœurs, les formes de vie sociale, les modes de pensée » (Vernant, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, 1968 : 20). Si l'on tient à parler d'une « nation touarègue » précoloniale, c'est en ce sens-là.
Les guerres étrangères ne donnaient en revanche pas lieu à des poèmes, du moins pas de ceux qu'on échangeait avec les adversaires. Au contraire des guerres de conquête où l'aristocratie pourchassait la gloire, elles furent souvent vécues comme des guerres saintes et étaient parfois conduites par des hommes de petite naissance.
S'il est vrai que le monde touareg est un ensemble linguistique, on voit donc que cette communauté de langue a des prolongements au niveau du politique. En effet, la langue que les Touaregs partagent est aussi celle dont ils usaient dans les poèmes qu'ils s'adressaient les uns aux autres, dans la paix comme dans la guerre, en deçà comme au-delà des frontières qui les séparaient les uns des autres. Et ces poèmes font paradoxalement apparaître que l'appartenance à une même communauté - linguistique et culturelle - leur était peut-être plus sensible dans ces guerres intestines tissées de connivence et bruissant de poèmes échangés que dans le silence des guerres étrangères. Une version remaniée de cet article est devenue un chapitre du livre Gens de Parole. Langage, poésie et politique en pays touareg (Casajus, 2000, La Découverte).
L'article peut également être consulté à l'adresse:
http://www.persee.fr/showPage.do?urn=hom_0439-4216_1998_num_38_146_370458
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Dates et versions

halshs-00104588 , version 1 (07-10-2006)

Identifiants

  • HAL Id : halshs-00104588 , version 1

Citer

Dominique Casajus. Art poétique et art de la guerre dans l'ancien monde touareg. L'Homme - Revue française d'anthropologie, 1998, 146, pp.143-164. ⟨halshs-00104588⟩
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