L'Amérique latine - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Histoire du christianisme (« Crises et Renouveau, de 1958 à nos jours ») Année : 2000

L'Amérique latine

Résumé

Ce travail propose un regard de synthèse sur les mutations du champ religieux latino-américain depuis la fin des années 1950, tout en incluant le produit de recherches personnelles sur certains points précis (ainsi la dimension quantitative du recul catholique ou les réponses apportées par Jean Paul II à la crise du catholicisme).

La première partie analyse l'érosion du monopole confessionnel que détenait le catholicisme depuis la Conquête. Celle-ci est tout d'abord le produit d'une crise propre à l'Église : crise des vocations entraînant un net désencadrement religieux dans un contexte de croissance démographique soutenue, déclin des pratiques que traduit l'analyse sur un temps long du nombre de baptisés ou de messalisants, trouble identitaire consécutif à l'aggiornamento conciliaire, etc. Surtout, la décatholicisation de l'Amérique latine semble moins procéder d'une tendance à la sécularisation des sociétés selon le modèle observé en Europe que de la croissance exponentielle des " nouveaux mouvements religieux " et notamment des Églises pentecôtistes. Alors que le protestantisme historique était demeuré marginal depuis son introduction dans les anciennes colonies ibériques au début du XIXe siècle, l'effusion pentecôtiste prend des proportions spectaculaires au point que certains espaces - comme le Chimborazo équatorien ou quelques régions de l'Altiplano bolivien - aient vu les pratiques catholiques complètement disparaître en moins de deux décennies. Cette fragmentation du religieux - d'autant plus sensible si l'on tient compte des importantes communautés juives qui se sont constituées à la fin du XIXe siècle, de l'apparition d'un Islam latino-américain (initialement syro-libanais) depuis l'entre-deux-guerres ou des religions d'origine asiatique importées par les migrants chinois, japonais et coréens - est à l'origine de l'apparition d'un contexte fortement prosélyte et concurrentiel, mais aussi de nouvelles formes de conflictualité tant rurales qu'urbaines.

La deuxième partie est consacrée aux mutations du catholicisme, notamment dans la relation que celui-ci entretient avec le plan temporel. Dès avant le second concile du Vatican, les Églises latino-américaines sont entrées dans un profond processus de rénovation : liturgique avec l'édition de traductions rénovées de la Bible ou la mise en circulation de missels en langues indigènes ; institutionnel avec la création des conseils épiscopaux nationaux, du Consejo Episcopal Latinoamericano (CELAM) en 1995 et de nombreuses universités catholiques ; idéologique surtout, avec l'émergence d'une contestation politique et sociale au sein même du clergé et du laïcat catholique, qui conduit à la définition du christianisme de libération à la charnière des années 1960 et 1970. Ancré tout à la fois dans l'ordre du discours - la théologie de la libération, notamment représentée par le Péruvien Gustavo Gutiérrez et le Brésilien Leonardo Boff - et dans le répertoire des pratiques sociales - communautés ecclésiales de base -, le christianisme de la libération est souvent pensé comme un " progressisme chrétien ", mais entretient en réalité un rapport beaucoup plus complexe avec la dialectique tradition/modernité. Nourri du développement des sciences sociales en Amérique latine après la Seconde Guerre mondiale, usant de grilles de lecture marxistes dans son analyse des sociétés, il apparaît comme une tentative supplémentaire d'unir la transcendance et la raison afin de répondre concrètement aux clivages socio-économiques et aux questions de développement. Prétendant rétablir le royaume de Dieu sur terre et faire du clerc un acteur concret de la transformation politique sociale, il réinvente la figure du prêtre ministre (ainsi dans le Nicaragua sandiniste des années 1980) et renie ainsi explicitement le principe de la séparation des plans temporel et spirituel, constitutif de la modernité politique issue des Lumières et de 1789. Structurellement minoritaire au sein du catholicisme latino-américain, le christianisme de libération décline rapidement dans les années 1970 et 1980 sous la double offensive des régimes de sécurité nationale et du Vatican, qui en gère notamment la mise au pas au travers de deux Instructions émises par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en 1984 et 1986. Après avoir éliminé ce qui lui apparaissait comme une hérésie en puissance et remettait en question l'univocité de la parole sacrée tout autant que l'autorité romaine, Jean Paul II - par ailleurs acteur central de la fin du socialisme réel en Europe - tente de restaurer la doctrine sociale de l'Église dans le contexte des mutations néo-libérales et du consensus de Washington et d'organiser la riposte face à la croissance des nouveaux mouvements religieux.

Le dernier temps de cette synthèse vise à décrire les ressorts de l'effusion pentecôtiste et ses conséquences multiples - politiques, sociales et identitaires. Le pentecôtisme apparaît comme la religion de l'anomie par excellence. À partir des années 1960, il se diffuse parmi les exclus de toute sorte - qu'il s'agisse des communautés indiennes vivant historiquement aux marges de la nation que des classes urbaines paupérisées - auxquels il propose à la fois des formes de pratique éminemment extraverties collectives en même temps qu'une panoplie de services (par exemple médicaux, avec la thaumaturgie). Autrement dit, le pentecôtisme recrée du lien social et de l'identité auprès des populations laissées pour compte de la modernisation. Il commence à se diffuser auprès des classes moyennes à la charnière des années 1980 et 1990, alors que l'État se désengage chaque jour un peu plus de missions traditionnelles telles que les services public de santé et d'éducation. Symptôme de sociétés structurellement écartelées au moment où ils émergent dans le champ religieux, les nouveaux mouvements religieux apparaissent également comme des produits du virage néo-libéral. Ils constituent d'ailleurs parfois même de véritables multinationales de la foi à l'image de l'Igreja Universal do Reino de Deus au Brésil, créant des filiales sur tous les continents et usant massivement des moyens de communication modernes (" télévangélisme "). Enfin, les Églises pentecôtistes s'affirment de plus en plus comme des acteurs politiques de première importance, qu'ils négocient avec les élites dirigeantes les suffrages de leur clientèle en échange d'avantages juridiques ou financiers ou investissent directement le terrain politique - comme c'est le cas, notamment, au Guatemala. En ce sens, la fragmentation religieuse de l'Amérique latine remet en question la séparation du temporel et du spirituel et hypothèque le renforcement d'une laïcité en devenir depuis le début du XIXe siècle.

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halshs-00009733 , version 1 (08-11-2011)

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  • HAL Id : halshs-00009733 , version 1

Citer

Olivier Compagnon. L'Amérique latine. Jean-Marie Mayeur (dir.). Histoire du christianisme (" Crises et Renouveau, de 1958 à nos jours "), 13, Desclée, pp.509-577, 2000. ⟨halshs-00009733⟩
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