Réflexion politique sur la tragédie algérienne

Confluences Méditerranée: Hiver 1996- 1997 : ISSN : 1148-2664

Lahouari Addi

Sommaire

Préambule

L'Algérie vit aujourd'hui un drame collectif et une tragédie d'une grande ampleur. Des dizaines de familles sont endeuillées chaque jour, des centaines de femmes sont veuves chaque semaine et des milliers d'enfants perdent leur père chaque mois. Que ce soit des islamistes, que ce soit des militaires tombés en service commandé, ce sont des hommes et des femmes qui ont droit à la vie. L'ampleur du désastre humain requiert de produire une réflexion dans laquelle il n'y a pas de tabou. L'Algérie est un moi collectif et il faut le regarder en face, tel qu'il est. Le dossier sur les droits de l'homme, préparé par l'hebdomadaire La Nation, en mars 1996, et que les Algériens n'ont pas lu à cause de la censure, et le récent rapport d'Amnesty International (novembre 1996) inspirent de la honte face à la tragédie vécue par des milliers d'innocents. La situation de non-droit qui prévaut exige cependant, malgré l'horreur qu'elle inspire, une analyse rigoureuse pour comprendre ce drame dans lequel est prise au piège toute la population.

 

Texte intégral

 

L'une des erreurs à écarter dans l'analyse des origines de la crise est celle qui consiste à rendre responsables des individus. A titre individuel, aucune personne n'est responsable de la mise en place de ce système politique qui connaît aujourd'hui une dérive sanguinaire. Mais si personne n'est responsable à titre individuel, le personnel du régime (de 1962 à nos jours) est responsable de manière collective du désastre humain et de la catastrophe économique et sociale qui s'appelle l'Algérie. Ce fait à lui seul devrait inciter les décideurs à ouvrir de véritables négociations et un vrai dialogue avec l'opposition. Mais précisément, c'est parce que personne n'est responsable à titre individuel qu'il y a eu la catastrophe. Dès l'indépendance, l'Algérie a mis en place un système politique où cohabitent deux pouvoirs : un pouvoir légitimant, le pouvoir militaire, et un pouvoir exécutif, dépendant du premier. Le pouvoir exécutif a été institutionnalisé, mais le pouvoir légitimant de l'armée ne l'a pas été. Celui-ci est le pouvoir réel, détenu par la hiérarchie militaire, celui-là est le pouvoir apparent, détenu par le président de la République et le gouvernement.

Cette structure double du pouvoir est héritée de l'histoire du mouvement de libération nationale, où le PPA clandestin contrôlait le MTLD légal, se prolongeant dans la subordination du GPRA à l'état-major de l'ALN. Ce bicéphalisme du pouvoir a été reconduit dans le système politique de l'Etat indépendant, dans lequel les appareils de sécurité se sont arrogés plus de pouvoirs que ne leur donnaient les textes réglementaires. Dans cette situation, les institutions ne sont pas les canaux par lesquels transite l'autorité de l'Etat, et ne sont donc pas politiquement fonctionnelles. Les luttes politiques, les conflits idéologiques et les divergences d'intérêts économiques de l'élite dirigeante se déroulent en dehors des institutions. C'est un fait avéré que 90% de la vie politique officielle se déroule ailleurs que dans le champ de l'Etat. L'homme de la rue passe son temps à se demander qui décide dans le pays. L'origine de la crise est là, et son dénouement réside dans l'institutionnalisation du pouvoir.

Le vote du 16 novembre 1995 est à interpréter comme le souhait des électeurs de voir le pouvoir s'institutionnaliser pour qu'il sorte de la clandestinité et de l'illégalité, afin de construire un Etat où les conflits politiques éclateraient au grand jour et seraient résolus publiquement sous le regard de l'opinion. L'une des revendications des forces politiques et sociales attachées à la paix est celle qui demande à Liamine Zéroual d'exercer tout le pouvoir que lui confère la Constitution et de prendre ses responsabilités dans son exercice. Le corps électoral ne l'a pas mandaté pour qu'il le partage avec des appareils qui, en tout état de cause, doivent lui obéir dans le cadre des dispositions constitutionnelles. La Constitution stipule que le chef de l'Etat est le chef suprême des forces armées, et il doit l'être effectivement. Aussi, il est responsable de la cessation du conflit comme il est responsable de sa continuation. Devant la Nation et devant l'Histoire, il est comptable des Algériens qui perdent leurs vies, il est comptable de la souffrance de leurs veuves, de leurs orphelins et de leurs parents. Ceux qui ont en charge les appareils de l'Etat, et qui ont la prétention de détenir son autorité, sont en fait des anonymes et, en tant que tels, ils n'ont aucune responsabilité devant l'Histoire. Le préposé aux services de sécurité, le préposé aux affaires militaires et tous les autres préposés civils ou para-civils sont des fonctionnaires anonymes de l'Etat, que leurs carrières administratives ont amené à occuper les fonctions qui sont temporairement les leurs. Lorsque, en Algérie, nous aurons compris qu'un général — avec les honneurs dûs à son rang — est un commis de l'Etat, est un haut-fonctionnaire au service de l'Etat, et donc au service de celui qui incarne l'Etat devant la Nation — le président —, ce jour-là la culture politique en Algérie aura fait un pas important dans la mise en place de l'Etat de droit. Un général n'est pas un homme politique, à moins que l'armée ne soit un parti politique. Un général n'incarne aucune légitimité politique, si ce n'est celle qu'il détient du président de la République. C'est ainsi parce que le président est mandaté par le corps électoral, et le général est désigné à sa fonction pour son expérience et sa technicité dans le maniement des armes, et le maniement des armes n'est pas source de légitimité politique. Le militaire occupe une fonction technique et non une fonction politique. N'importe quel citoyen est en droit de dire à Zéroual: "Monsieur Zéroual, vous êtes le président de tous les Algériens, de ceux qui ont voté pour vous et de ceux qui n'ont pas voté pour vous. A ce titre, le destin de la Nation est sur vos épaules. Vos concitoyens vous ont désigné comme leur président, jouez votre rôle de président tel que le définit la Constitution et en vertu du serment que vous avez prononcé sur le Coran et sur le sang des martyrs de la guerre de Libération ".

Force est de constater que le président, une année après son élection, ne joue pas son rôle et n'a pas tenu les promesses qu'il avait faites lorsqu'il avait annoncé sa candidature. Le général Zéroual avait pourtant un atout considérable pour apparaître comme un interlocuteur valable face à l'opposition qui avait condamné le coup d'Etat de janvier 1992: il n'était pas en fonction quand l'armée avait décidé d'annuler le second tour des élections législatives remportées par le FIS le 21 décembre 1991.

Face à la popularité persistante des islamistes et, devant mettre sur pied une Assemblée nationale, le pouvoir a organisé un référendum le 28 novembre 1996 modifiant la Constitution de telle manière que l'Assemblée élue, même à majorité islamiste, n'aura aucune capacité à légiférer dans un sens non souhaité par le président. Mais tout le problème est de savoir si l'opposition acceptera ou rejettera le résultat du référendum et s'associera à d'éventuelles élections législatives.

L'Etat, étouffé par l'armée

Les contradictions de l'histoire et celles de la construction de l'Etat se sont combinées et ont produit la situation qui ensanglante aujourd'hui l'Algérie. Au cœur de ce drame se trouve l'investissement affectif qu'a fait la population pour un Etat arraché à la domination coloniale par la souffrance durant la résistance. L'Etat algérien est né de la force et porte la marque de sa naissance dans la douleur; d'où cette attitude de l'armée à se porter en tuteur de l'Etat qu'elle croit servir en l'empêchant de s'articuler à la société civile. Le noyautage des différentes associations, la manipulation des journaux, la surveillance des partis, le chantage et la pression sur les personnalités politiques par des services clandestins légaux trouvent leur explication dans la conviction obsessionnelle des militaires que l'Etat se détruirait sans leur contrôle. L'armée se comporte vis-à-vis de l'Etat comme un père qui refuse de voir que son fils est adulte et qu'il a besoin d'autonomie pour affronter la vie. Etouffé par l'armée, l'Etat n'a pu utiliser toutes les virtualités que lui offre la société pour remplir la mission de modernisation qui est la sienne. En effet, depuis 1962, les élites dirigeantes qui ont eu des responsabilités administratives dans la gestion du pays sont de loin en-deçà de ce que le pays recèle en compétence et en intégrité.

Le fondement de l'Etat c'est la société civile et non l'armée, parce que l'objectif premier de l'Etat est de produire du Droit et non de la Force. Quand l'armée contrôle l'Etat, c'est la force qui est au fondement du lien social, tandis que lorsque l'Etat contrôle l'armée, c'est la règle juridique qui est au fondement de la force utilisée dans des formes légales. La question politique centrale est de démilitariser l'Etat, et cette démilitarisation doit commencer par la subordination de tous les appareils dits de sécurité aux institutions prévues par la Constitution, au premier rang desquelles le Président de la République. Ce n'est pas à l'armée d'utiliser la légitimité du Président pour combattre les groupes armés islamistes, c'est plutôt au Président d'utiliser l'armée pour ramener la paix civile. L'armée est une ressource politique pour ramener la paix civile, mais elle n'est pas la seule. Le dialogue, la concorde nationale sont une autre ressource. L'armée représente le potentiel de la force du pays que celui-ci mobilise en cas de danger extérieur, et ce potentiel n'appartient à aucun courant et ne peut être utilisé dans des dissensions internes. L'armée appartient à la République et, par conséquent, elle remplit ses missions sous le contrôle du Président de la République et des représentants du peuple, un seul homme est autorisé à l'utiliser Ceci est le principe de base de l'ordre républicain.

L'Algérie est une société moderne, et comme toute société moderne, elle doit reconnaître publiquement les divergences d'intérêts qui la traversent. Comme tous les autres hommes, les Algériens ont des intérêts conflictuels qui ont dû être tus durant la Guerre de libération, mais qui doivent désormais être reconnus officiellement pour institutionnaliser les différences idéologiques, politiques et économiques. La contradiction est un principe de la vie biologique et sociale, et il est vain de la nier. L'essentiel est que les luttes nées de ces contradictions ne portent pas atteinte à la vie et à l'honneur des protagonistes. A cet effet, ces luttes doivent se dérouler dans le cadre d'institutions consensuelles. L'essentiel est que le sang ne coule pas, et qu'il n'y ait pas de veuves et d'orphelins en raison de divergences politiques. Il ne s'agit pas de se cacher derrière des idéologies, derrière des appareils pour se disculper et rejeter sur d'autres la responsabilité. Il est vrai qu'il n'est dans la force d'aucun personnage dans les rouages de l'Etat d'arrêter la dérive sanguinaire. La dynamique de la haine est allée trop loin, et seul un sursaut collectif pourrait l'arrêter. Le sursaut viendra d'abord de ceux qui utilisent la force de l'Etat, c'est-à-dire des militaires.

L'Algérie a évolué, elle a changé, et les problèmes auxquels elle est confrontée sont complexes. Il n'est pas possible qu'elle continue d'être dirigée comme elle l'a été jusqu'à présent. Une rupture avec l'ancien système est nécessaire et cette rupture peut s'opérer avec les hommes qui ont dirigé jusque-là, comme ce même système risque de continuer avec des hommes nouveaux. Le problème crucial n'est pas de changer les hommes ou de prendre une revanche sur les uns et les autres. Il est d'opérer une rupture avec les méthodes avec lesquelles la société a été gérée jusqu'à présent. Il est possible que l'armée recèle en son sein des hommes d'Etat qui s'affirmeront en tant que tels lorsque sera bâti l'Etat de droit. L'essentiel est que l'armée, comme en Espagne, au Portugal, en Turquie, au Brésil, en Uruguay, en Argentine... se dessaisisse de l'Etat au profit d'élites civiles et se comporte comme une institution d'Etat garante de l'ordre républicain. La prééminence de l'armée sur le système politique, qui a son origine historique dans la guerre de Libération, et qui a dans le passé permis à l'Etat d'être indépendant et d'être souverain sur le plan international, est désormais archaïque et contradictoire devant l'évolution de la situation culturelle et politique du pays.

A la veille du XXIème siècle, l'Algérie doit prendre exemple sur les pays de l'Asie du Sud-Est pour relever le défi économique. Par la concurrence implacable qu'il impose, par l'autonomie des acteurs sociaux qu'il exige, le marché est radicalement incompatible avec le contrôle tatillon des services et des appareils au-dessus de la loi et de l'Etat. Il est possible de mobiliser, dans le respect des intérêts de chacun, la force de travail potentielle en direction de la couverture du marché intérieur et en direction des marchés extérieurs. Le patriotisme de l'ALN (Armée de Libération Nationale), pour sincère qu'il soit, n'est pas suffisant pour mettre en œuvre un appareil productif qui doit exporter magnétoscopes et ordinateurs. La dignité de l'Algérien réside dans sa capacité à s'insérer dans le marché mondial comme producteur et comme exportateur de produits manufacturés. Dans la modernité, la dignité d'un peuple se mesure à la parité de sa monnaie nationale qui est le reflet de sa balance commerciale. Comparons la parité de notre monnaie à celle des pays européens ou à celle de nos voisins. Aujourd'hui l'Algérie importe tout ce qu'elle consomme, et ce fait à lui seul exprime l'échec total du régime de 1962 à nos jours. Les recettes extérieures proviennent à 97% des hydrocarbures qui sont un don de Dieu ou de la nature, alors que le régime responsable de ces résultats cherche à se maintenir par tous les moyens. Mais il y a un fait encore plus grave qui heurte le sentiment patriotique. Des centaines de milliers de jeunes nés après l'indépendance, dont certains sont des enfants et des petits- enfants de martyrs, sont en admiration de la France, des centaines de milliers de jeunes souhaitent partir en France pour y vivre et y acquérir la nationalité française, cette même nationalité que leurs parents ont refusée dans les années cinquante pour arracher un Etat indépendant. Force est de constater — et il est inutile de ne pas regarder la réalité en face — que la guerre livrée en 1954 par l'ALN à la France coloniale a été perdue trente ans après! Sans les lois Pasqua, une partie importante de l'Algérie risquerait de devenir française!

C'est la gravité de ce bilan qui devrait inciter à revoir les méthodes de gouvernement, à opérer la nécessaire rupture et à institutionnaliser le pouvoir pour le crédibiliser par le droit, par la compétence et par l'intégrité de ses titulaires. Pour cela, et c'est fondamental, il faut une Assemblée nationale souveraine qui vote des lois à la suite de débats contradictoires entre une majorité gouvernementale et une opposition.

Mais pour arriver à cet objectif, il faut créer les conditions de la réconciliation nationale qui ne signifie pas partage du pouvoir, ni compromis anti-démocratique. La réconciliation nationale n'aura de sens que si tous les courants politiques s'entendent sur les règles qui institutionnalisent l'accession au pouvoir, qui protègent l'opposition et qui garantissent l'alternance électorale. Pour la première fois en Algérie, les principaux courants se sont entendus sur de telles règles et ont signé les accords historiques de Rome en janvier 1995 auxquels une majorité d'Algériens a adhéré malgré une campagne médiatique hostile.

La réaction virulente du pouvoir à la suite des accords de Rome, qui marquent la vraie rupture, a contrasté avec son discours sur le dialogue national avec toutes les forces politiques renonçant à la violence. En fait, cette réaction a jeté une lumière crue sur sa volonté réelle d'ouvrir un véritable dialogue. Il y a eu trois phases de dialogue qui ont toutes échoué, mais aucune n'a été suivie d'une conférence de presse où auraient été expliquées les raisons de l'échec pour informer l'opinion. Les islamistes qui ont participé à ces phases de dialogue, et qui en ont refusé les termes, n'ont pas été autorisés non plus à s'expliquer sur les raisons de leur refus. Le secret qui entourait le dialogue national signifiait qu'il était proposé aux islamistes une solution que l'on cherchait à cacher aux démocrates et qui leur aurait été imposée, si le dialogue avait réussi, en les réprimant. Il était proposé aux islamistes un partage du pouvoir à condition qu'ils acceptent la prééminence de l'armée dans le système politique. La réconciliation nationale serait un leurre si elle devait déboucher sur un régime militaro-islamiste, et elle n'aurait de sens que si elle repose sur l'alternance électorale comme modalité de gouvernement.

Les signataires du contrat de Rome ont réitéré leur appel à la paix et au dialogue à la suite d'une réunion tenue à Bruxelles le 26 novembre 1996. Ils ont saisi l'occasion pour dénoncer la crispation du pouvoir sur des positions qui perpétuent la crise violente et ont encouragé la pétition pour la paix qui circule en Algérie et qui a déjà recueilli des adhésions nombreuses venant de différentes sensibilités.

Le dialogue est une vertu quand il repose sur le respect de la différence, et il procède de la raison et du réalisme. Tout comme il n'est pas possible d'éradiquer les démocrates parce que les aspirations démocratiques sont profondément enracinées dans la population, il n'est pas possible non plus d'éradiquer les islamistes parce qu'ils s'enracinent dans l'histoire culturelle et politique du pays. Les islamistes ont leurs origines dans le mouvement culturaliste du Cheikh Abdelhamid Ben Badis qui est, avec Messali Hadj et Ferhat Abbas, le père de la Nation. L'Algérie moderne a une triple filiation idéologico-politique : celle de Messali Hadj, fondateur du PPA-MTLD d'où est né le FLN, celle de A. Ben Badis, animateur de l'Association des Oulémas, et celle de Ferhat Abbas, dont l'idéologie politique était en avance par rapport à l'état politique et culturel de l'Algérie coloniale. La coexistence pacifique à l'intérieur de la Nation ne pourra se faire que dans le respect de cette triple filiation appelée à être dépassée par l'histoire dans une synthèse où la liberté d'expression et le respect de l'autre seront les valeurs communes.

Dans cette perspective, il appartient au président de la République de réunir tous les courants politiques non pas à Rome, mais à Batna, sa ville natale, ville symbole de l'unité nationale et de la guerre d'indépendence, pour leur demander de s'engager, publiquement et par écrit, à respecter l'alternance électorale comme modalité de gouvernement, la liberté d'expression et les droits élémentaires des hommes et des femmes à la vie et à la dignité. Le président de la République, en sa qualité de représentant légitime de la Nation et de chef suprême des forces armées, sera le garant de ces accords qui s'inscriront dans un esprit républicain. Le voudra-t-il? Le pourra-t-il?