Introduction à l'ouvrage dirigé par Claude Jamet et Anne Marie Jannet :
Les stratégies de l'information

Jean-François TETU

Professeur à l'I.E.P. de Lyon II

In La mise en scène de l'information. Collection Champs visuels Paris : L'Harmattan, 1999, pp 1-17

Texte intégral

"Quoi de neuf aujourd'hui (ce matin, ce soir, etc.) ?". Cette question, d'une totale banalité, est pourtant ce qui sous-tend l'attente de quiconque "prend" les informations, radiophoniques ou télévisées, de quiconque ouvre le journal. C'est dire que la question de l'information est d'abord celle de son rapport au temps, et que le temps de l'information n'est pas le temps cosmique, même si l'émetteur, surtout radiophonique, ne cesse de rappeler l'heure, et le journal d'imprimer la date sur chaque page, ni un de ces temps dont la société est faite, temps liturgique qui scande nos calendriers, temps du travail et temps du repos, temps de l'historien, ou temps du romancier, mais un temps spécifique, par où commence cet ouvrage.

Plusieurs considérations doivent donc être placées sur son seuil. La première, qui constitue le point de départ de la magistrale suite de Paul Ricoeur, Temps et récit, auquel ce livre doit beaucoup, est que toute société, et cela dès ses débuts, se construit à travers des mises en récit où elle trouve sa place et son sens, et que ces mises en récit permettent de réinvestir les événements selon des modalités narratives qui autorisent cette société à se les approprier. Ainsi de l'exil en Égypte dans la tradition hébraïque du Pentateuque, ou des croisades dans les mémorialistes médiévaux, ou des guerres successives pour les historiens dès l'aube des temps modernes, et ainsi de suite. L'apport fondamental de Ricoeur, à qui on doit sur cette question rendre un hommage appuyé, est que toute société peut être comprise (et d'abord par elle-même) par le rapport qu'elle entretient avec ses récits fondateurs, avec les structures temporelles qui les organisent et la temporalité qu'elles mettent en scène. Ainsi, le temps de la société d'ancien régime n'est-il pas le même que celui de la société qui naît avec la révolution, et le temps de l'historien, fut-il historien de l'histoire immédiate, n'est pas celui du journaliste. On le voit bien en ces temps où l'historien rappelle l'histoire du Kosovo et que Clémenceau, déjà, s'était opposé à la volonté serbe d'en expulser les albanais, tandis que le journaliste parle des dernières frappes et des derniers déportés. La guerre de cent ans n'est plus l'événement fondateur de notre horizon d'attente, ni la Saint Barthélemy ou l'édit de Nantes, ni même les antagonismes épouvantablement meurtriers des deux guerres mondiales. Dans le monde où nous sommes, que depuis vingt ans on appelle post-moderne après l'avoir cru post-industriel, il est probable que le modèle narratif dominant est celui que nous proposent les médias, notamment les médias audiovisuels, pas seulement parce que la télévision est devenue, depuis l'alunissage d'Apollo, le premier outil de divulgation de l'événement sur toute la planète, mais aussi parce que, comme l'avait admirablement pressenti M. de Certeau, c'est moins la diversification que la reprise qui marque nos sociétés interconnectées. Il est bon de rappeler, ce qu'Aristote avait montré le premier, que c'est le récit qui donne sens au temps.

La seconde considération nous vient d'un constat trivial : dès qu'au retour de quelque temps d'absence, nous trouvons notre boîte à lettres encombrée de journaux ou périodiques datant de quelques jours ou quelques semaines, leur valeur informative le cède aussitôt à leur intérêt documentaire : ce n'est pas encore de l'histoire, mais cela pourrait le devenir, et en tout cas, notre attention a basculé : la passion du présent a disparu au profit d'une curiosité documentaire qui nous fait sentir, et de plus en plus, que le passé est très vite dépassé. Comme si l'information faisait le lien entre le temps individuel ("mon" temps), et le temps social, et que le moindre décalage rompt cette osmose bien réglée par nos médias périodiques et nos chaînes en continu.

La troisième considération nous vient de ce moment, maintenant disjoint du journal télévisé (publicité oblige), qui recueille la plus forte audience chaque soir, l'information météorologique. Les auteurs de ce livre, qui ont beaucoup travaillé sur l'information météorologique, quoiqu'il n'en soit pas fait mention ici, savent fort bien que ce moment le plus attendu du journal du soir (sous d'autres cieux, elle fait l'objet de programmes exclusifs très recherchés) indique que ce que j'attends de l'actualité est bien le temps qui m'attend. La temporalité des sociétés, et le temps qu'il fait, se rejoignent ici dans une attente assez intense qu'on aurait tort d'oublier.

C'est pourquoi ce second volume consacré au quotidien de l'actualité débute par un long chapitre consacré au temps, et que ce chapitre est très largement inspiré par les travaux de Paul Ricoeur qui depuis des années nourrit notre réflexion comme elle été la source de l'Observatoire du récit médiatique de Louvain-la-Neuve aux travaux duquel ce livre fait souvent référence.

Comment puis-je concevoir le monde dans lequel je vis aujourd'hui ? C'est la question fondatrice, qui fait du temps la question fondamentale, et du présent de l'aujourd'hui le degré zéro de notre temps. L'information , en effet, n'est pas régie par la dimension fondatrice du "in illo tempore" ou du "au début, était le Verbe", mais par la présence, aussi immédiate que possible, du présent de l'actualité.

D'où l'importance de cette question au seuil de cet ouvrage consacré aux modes d'organisation du discours. Pour en comprendre la perspective, il est utile de rappeler ce que nous indiquions en tête du premier volume.

Les grands médias de masse répondent au départ à une exigence de nature politique : l'organisation d'un espace de débat des intérêts publics et privés, et d'un espace public de constitution de l'opinion. A ce titre, ils constituent une composante essentielle de notre vision du monde.

Des médias, l'opinion attend qu'ils lui fassent connaître jour après jour ce qui se passe dans le monde. Cette apparente évidence comporte un certain nombre de présupposés dont nous ne signalerons ici que le premier. Il est admis, entre l'énonciateur de l'information et son énonciataire, une relation telle que le premier soit en mesure de déterminer l'existence d'un événement et son importance, et qu'il soit en mesure également de le raconter, de l'expliquer avec des moyens propres au support d'information considéré. C'est dire, pour aller très vite, que la réalité du monde que procure l'actualité est produite, construite, avec des signes et non pas avec la matérialité du monde. Cette construction du réel, de nature symbolique puisque faite de signes, comporte des règles dont on peut tenter d'esquisser une sorte de grammaire. Une telle grammaire d'ailleurs est forcément incomplète, et forcément évolutive puisque les constructions symboliques sont la marque d'une culture en mouvement.

Nous sommes entrés, depuis quelques années, dans une nouvelle «ère du soupçon» au sujet des médias : ce ne sont plus l'affaire de Panama ou les emprunts russes, qui l'ont provoquée, mais un faux charnier roumain, une guerre au Proche Orient dont toutes les images étaient soigneusement contrôlées par les autorités militaires ; et maintenant, devant une autre guerre, en Europe cette fois, les médias sont devenus méfiants : aucun journaliste non-serbe, présent sur place au début des bombardements, ne pouvait confirmer ou infirmer ce qu'on disait ou ce qu'on entendait (on ne voyait pas grand chose), de l'efficacité des "frappes" et de leurs objectifs, ou des exactions perpétrées par les forces serbes au Kosovo. Cela, pourtant, constitue la pièce maîtresse de l'actualité.

Se fondant sur une organisation signifiante de matériaux divers (matériel linguistique, graphique, iconique), les médias construisent une mise en scène discursive de phénomènes qui sont le quotidien de l'information. Les énoncés sont construits sur des choix qui conduisent à une forme verbale et/ou visuelle qui fait sens et produit des représentations collectives qui fournissent notre intelligibilité du monde. La circulation de ces représentations, assurée par les agences de presse, les échanges d'images, et tous les moyens qui concourent à une uniformisation croissante des agendas et du traitement des événements (faut-il rappeler le rôle de CNN pendant la guerre du golfe, ou pendant la "chute du communisme" à Moscou) organise des valeurs et des croyances qui s'imposent comme des vérités ou comme des normes pour des groupes sociaux de plus en plus vastes, encore que cela vaille tout autant pour des groupes locaux plus étroits. Et le soupçon vient justement de ce que l'opinion se sent littéralement trompée ou "choquée" quand elle découvre que la vérité supposée et partagée était un mensonge ou une tromperie. C'est bien ce en quoi l'information se distingue a priori de la rumeur. La rumeur doit tout à sa chaîne de transmission et au rôle qu'elle donne à celui qui la reçoit et la retransmet ; l'information, en revanche, est validée par l'institution qui en contrôle la diffusion, et ne transforme pas son récepteur en nouvelle source, mais en sujet d'opinion ce qui est bien différent.

L'information suppose une activité de communication régie par des règles qui répondent à la situation spécifique de cette communication (le "hier" ou "demain" de la presse écrite, la "défictionnalisation" permise par le "regard caméra" du présentateur n'en sont que des marqueurs bien connus) ; il est en permanence nécessaire de ne pas se tromper sur ces règles du jeu : la diffusion de Maremoto par la radio française en 1924 (faux naufrage supposé diffusé en direct par le hasard de la radioamateur) longtemps avant la célébrissime émission d'O.Welles le montre aisément ; plus près de nous, la fameuse émission télévisée "Vive la crise" n'a pas eu cet effet parce qu'elle redisait sans cesse que ce journal n'était pas un "vrai" J.T., que le Mexique n'avait pas vraiment cessé de payer sa dette, aussi peut-être parce que la présence d'Y.Montand à côté de "vrais" journalistes et de "vrais "économistes pouvait au moins laisser un doute. Cette communication repose sur un "contrat" spécifique qu'E.Véron puis P.Charaudeau ont depuis longtemps exploré. C'est dire que les actes de communication sont fondamentalement déterminés par les contraintes des situations où ils s'inscrivent. Il est donc possible, à partir de l'analyse des situation-types de l'information dans la presse quotidienne ou au J.T., d'en rendre compte. Mais, en contrepartie, et c'est le second aspect majeur de cette communication, les "locuteurs" qui produisent des énoncés médiatiques jouissent d'une marge de liberté assez conséquente qui permet des productions assez distinctes, et le développement de stratégies discursives fortement différenciées, mais seulement à l'intérieur de formes quasiment imposées (du moins pour une période de temps considérée). Cela explique que le présent ouvrage présente deux tomes complémentaires et distincts : le premier, consacré au "dispositif" de la presse et de la télévision, aux règles de l'énonciation, et à la construction de la référence, était centré sur la visée informative (donner à connaître l'événement). Mais cette visée informative ne peut réussir que si elle est dans le même temps persuasive, et au delà de la forme du "contrat" fixé par l'énonciation, elle repose sur un mélange spécifique des formes narratives, descriptives et argumentatives qui font l'objet de ce second volume.

L'usage veut que l'on dise «le»journal, ou «la» télévision, en une singulière réduction de leur diversité, parce que la forme de ces supports d'information suffit largement à en déterminer le fonctionnement, le mode de signification. Cela est très étrange parce que cette unité recouvre un grand nombre de variables, elles mêmes en constante transformation. Où donc se trouve l'unité pressentie ? Certainement pas dans une quelconque clôture du contenu. Contrairement au livre d'un historien, fut-il historien de l'histoire immédiate, un journal, imprimé ou télévisé, n'est jamais achevé. Il peut disparaître, mais il n'a pas de fin. Cette absence de clôture donne à l'information au quotidien cet aspect très particulier aux choses fugaces ou fuyantes : elles reposent sur des actions dont le début est sans cesse recommencé, et dont la fin est toujours en suspens, en attente d'un rebond, d'une reprise ou d'une surprise qui peut toujours la modifier, parce que l'impératif de l'aujourd'hui modifie sans cesse son objet, qui n'est donc jamais exactement le même du jour au lendemain.

Tenter de faire la synthèse qu'on trouvera ici semble donc une gageure, qui repose sur un constat pédagogique et une évidence sémiotique. Le constat pédagogique, c'est que, quel que soit le niveau d'étude des élèves et des étudiants, le savoir sur le monde le plus immédiatement disponible et le plus quotidien est celui des médias. Cette quasi banalité ne l'est pas vraiment pour l'enseignant, notamment pour l'enseignant de français dont un des rôles principaux est de donner à ses élèves ou à ses étudiants une maîtrise de la langue propre à leur permettre l'expression de leur pensée et de leurs affects, et de comprendre la parole des autres. Dans le puzzle, ou le labyrinthe d'un tel enseignement, il est inévitable de rencontrer les médias qu'ils connaissent fort mal, même s'ils en sont profondément informés. Il semblait donc utile de construire dans cette perspective un instrument d'apprentissage de ce discours, un manuel, ou une grammaire en somme. Les deux auteurs, enseignants de français et de sciences de la communication, ont rencontré cette nécessité dans leurs classes comme dans les programmes de formation continue des enseignants qu'ils ont longtemps dispensés. Mais, pour que ce constat prenne la forme d'un enseignement spécifique, ou de ce livre, il faut une méthode, une perspective et des outils qui, inventés, testés, nuancés depuis 20 ou 30 ans, rendent compte d'une évidence sémiotique maintenant bien établie. Après les travaux fondateurs dans ce domaine de chercheurs comme M.Mouillaud ou E.Veron, et en correspondance ou en écho avec les travaux contemporains de P.Charaudeau, F.Jost, G.Leblanc, par exemple. La perspective ouverte par cette préoccupation sémiotique, c'est qu'au delà de la diversité des journaux, ou de leurs divergences, il y a une communauté essentielle qui fait que le discours de l'information constitue un ensemble parfaitement identifiable, et si pleinement reconnaissable des lecteurs et téléspectateurs que les producteurs de l'information prennent de très grandes précautions pour justifier auprès de leur public toute modification de forme qui rendrait ces journaux, craint-on, méconnaissables.

Depuis longtemps maintenant, les médias sont devenus un objet légitime au regard des sciences de l'homme et de la société, à travers trois grandes perspectives qui ont en progressivement organisé et construit l'approche contemporaine. Une perspective socio-économique, qui prend son origine dans les travaux les plus anciens de sociologues (Weber) et de philosophes du second quart de ce siècle (École de Francfort), a depuis 20 ans profondément renouvelé le concept d'industrie(s) culturelle(s), en explorant notamment les modèles qui sous-tendent les médias éditoriaux et les médias de flux, dans leur construction comme dans leur évolution. Cette perspective comporte aujourd'hui plusieurs directions majeures : l'une d'elles, d'inspiration plus socio-technique, est particulièrement éclairante pour l'histoire des innovations et de leur appropriation (P.Flichy, J.Jouët, J.Perriault, par exemple) ; une autre, illustrée notamment par les travaux de P.Beaud, A.Mattelart, B.Miège, etc., n'a cessé d'approfondir, ici, la «société de connivence», ailleurs la convergence, réelle ou supposée, des médias contemporains, ou encore l'édification planétaire d'une modernité conquise par le marché ; une autre enfin s'attache à comprendre les mécanismes de la réception des médias. La seconde perspective, d'inspiration socio-politique, a mis au jour les mécanismes de formation de l'opinion (P.Champagne), et l'organisation du «champ» journalistique (P.Bourdieu), de telle sorte que la profession et ses pratiques sont désormais beaucoup mieux connues ; les travaux récents de R.Rieffel ou D.Ruellan le montrent bien, et aussi le rapport entre les médias et les pratiques politiques, comme l'indique le titre de travaux récents : Histoire politique de la télévision (Olivesi), Télévision et Démocratie (Esquénazi). Cette perspective a naturellement été fortement stimulée par quelques événements contemporains (du Sida à la Guerre du Golfe), propres à mettre au jour la formation sociale et politique des discours et des opinions. La troisième perspective, à laquelle appartient ce livre, est de nature sémio-linguistique ; elle est centrée sur les mécanismes de construction du sens, et sur l'étude des formes considérées comme signifiantes, des supports d'information.

Bien sûr, ces trois perspectives n'ont rien d'étanche, comme le montre par exemple un livre récent de J.Mouchon, La politique sous l'influence des médias, où on peut voir que l'emprise de la télévision sur le débat public concourt à transformer l'énonciation politique. C'est d'ailleurs à n'en pas douter le résultat des travaux récents des historiens des médias (G.Feyel, P.Rétat, Cl.Labrosse pour la presse ancienne ; M.Martin, B.Delporte, M. Palmer pour des périodes plus récentes) que d'avoir montré à quel point l'information est un phénomène social qui ne peut être vraiment compris qu'au croisement d'une logique économique (B.Delporte vient de faire sous cette perspective une démonstration remarquable du passage de la presse d'opinion à la presse d'information), d'une logique technique (dont l'accélération, la mondialisation, sont aujourd'hui des aspects majeurs), et d'une logique symbolique, c'est à dire la production des significations, ou s'inscrit cet ouvrage, logique qui accorde, comme on verra, une importance majeure aux «dispositifs» et stratégies de production du sens.

L'objet de ce livre est donc l'ensemble, forcément incomplet, des formes discursives de l'information. Il ne s'agit donc pas ici d'un journal particulier (c'est pourquoi des exemples sont tirés aussi bien de la presse régionale que de la presse nationale) ni de l'ensemble institutionnel d'une période déterminée. L'information radiophonique n'est pas prise en compte ici (une fois de plus, pensera-t-on, tant les travaux sur la radio sont quantitativement moins développés que sur la presse et la télévision), non seulement parce que la dimension de cet ouvrage ne le permettait guère, mais aussi parce que les principes d'analyse qui sont ici exposés semblent pouvoir constituer une matrice d'analyse d'autres objets et d'autres modes d'information. Aussi, quand on lit dans les pages suivantes le journal ou la télévision, il faut bien entendre que ce sont là des objets théoriques, des concepts construits à l'aide d'hypothèses sur des journaux particuliers. C'est pourquoi le corpus qui a servi de base pour l'analyse, extrait de la production contemporaine n'est pas défini par des limites chronologiques strictes : il s'agit d'analyser des formes, et des modes de signification de formes de discours. Son fondement méthodologique et épistémologique, on l'a dit, est celui d'une sémio-linguistique : il s'agit bien d'analyser la langue de l'information à partir d'actualisations diverses qui constituent autant de façons de parler cette langue. Il ne s'agit pas pour autant de la parole spécifique d'un organe d'information (voir dans cette perspective la remarquable analyse du discours de la vérité dans l'Humanité par J-N.Darde) ou de types de discours très balisés comme les nombreux travaux récents sur les campagnes électorales, ou encore un discours spécifique à l'instar du travail de S.Bonnafous sur l'immigration prise aux mots, mais de la définition plus générale d'une langue de l'information. Cette langue n'ayant d'existence que mise en page ou mise en écran, le dispositif de production matérielle y tient donc une place capitale ; son analyse relève d'outils sémiologiques car il s'agit bien de signes (comme on dit en typographie), et de formes signifiantes.

Les formes, on le sait, sont historiques. Elles justifieraient donc a priori une approche diachronique. Il convient donc de définir ici ce qui oppose l'approche diachronique de l'analyse synchronique qu'on trouvera ici. La reconnaissance des règles de production du discours ne se pose pas du tout de la même façon en effet lorsqu'on s'interroge sur les processus historiques ou lorsque, comme ici, on adopte une démarche synchronique, c'est à dire lorsqu'on tente de comprendre, dans une période donnée, le fonctionnement d'un système de production discursif. L'analyse diachronique vise à comprendre l'évolution dans le temps du processus de production et de lecture de textes identifiés et singuliers. Ainsi, par exemple, il y a un siècle, la réticence des journaux français à accepter un mode d'écriture des nouvelles qui s'était déjà imposé aux USA (les 5 w, déjà) vient-il du statut particulier des rédacteurs français (écrivains ou hommes politiques) qui entendaient bien maintenir le primat de l'écriture sur l'information. Et la très lente élaboration en France du statut de journaliste (il y faudra deux générations entre la loi de 1881 et celle de 1935) montre comment ces règles de production ont subi toute une série d'avatars au fur et à mesure que le journaliste cessait d'être homme de lettres pour devenir salarié au sein de telle ou telle catégorie d'employés, au fur et à mesure aussi que le reportage, petit ou grand, imposait de nouvelles normes d'écriture et d'attente. Car le lecteur, qui fit la fortune des éditeurs de journaux qui publiaient les grands reportages, puis celle des maisons d'édition qui les collationnaient pour en faire des livres à grand tirage, s'était mis à attendre ce qui pouvait répondre à ces nouveaux standards dont A.Londres reste la figure emblématique .

En somme, une analyse diachronique repose, in fine, sur la multiplicité des lectures et sur les décalages ou les écarts mis en évidence par la lecture à divers moments. Seule une perspective diachronique peut saisir tantôt la montée, tantôt la mise à l'écart de la subjectivité du journaliste, le primat du fait brut, la place du commentaire, etc. C'est dire que la perspective diachronique privilégie forcément les différences de lecture, qui s'ancrent dans une solide tradition littéraire : la question de l'aveu de Madame de Clèves à son mari en fournit un cas d'école remarquable. L'analyse de la littérature, qui repose sur un fonds patrimonial d'oeuvres a priori achevées fournit l'exemple même de ces décalages, passionnants pour l'histoire des sociétés ; le développement de la théorie de la réception en littérature, dans la lignée de H.Jauss, indique bien à cet égard la différence forte de perspective entre l'attente du lecteur de littérature et celle du lecteur des médias. En littérature, l'horizon d'attente est lié à un intertexte fait pour l'essentiel d'oeuvres antérieures, dans un mouvement tel que chaque oeuvre constitue comme une réponse à un autre texte, précédent ; la même remarque vaut pour la discursivité scientifique, comme l'a fort bien montré E.Veron : il y a toujours, dans le discours scientifique comme dans le discours littéraire, une «reprise intertextuelle». Alors que le fil de l'actualité, même s'il semble reprendre les mêmes modes et les mêmes figures (le bombardement de la Serbie faisant écho à celui de l'Irak, par exemple), même s'il constitue bien une réponse des médias les uns aux autres et une suite des éditions précédentes ne fait que jouer sur les références, et non sur le texte. C'est bien pourquoi, il y quelques années, nous faisions remarquer que l'actualité ne parle du passé immédiat que pour faire attendre la suite, et qu'ainsi l'information est une construction de l'attente du futur. Il y a tout de même une nuance à apporter à cela, c'est l'héritage, en matière de réception des médias, de l'oeuvre de R.Hoggart : les variations dans les attitudes de réception des médias indiquent une «culture» médiatique, qui est bien une «esthétique» textuelle, de nature socio-politique. Les travaux plus récents d'E.Katz et D.Dayan l'indiquent fortement, mais au sujet de la fiction télévisée (Dallas), plus qu'au sujet de l'information .

Une approche synchronique a des buts très différents parce que l'analyste s'y trouve confronté au renouvellement incessant des produits sur le marché des biens culturels dont l'amnésie semble constituer un ingrédient nécessaire. Dès qu'il s'agit d'information (d'actualité), la «reconnaissance» des productions antérieures est d'une autre nature : elle n'est pas liée à la reprise intellectuelle productive qu'on trouve sans cesse dans les avancées de la science, elle n'est pas davantage liée à l'attente de ce qui serait comme un imaginaire de la «création» comme en art ; il n'y a pas, dans l'actualité, de «modernisme», de «postmodernisme» ou d' «hyperréalisme» de l'information, sauf en ces cas repérables d'esthétisation de l'actualité dont Actuel fournissait un assez bon exemple à la fin des années 70. Ce qui constitue l'actualité, c'est une sorte d'évidence a priori, ou de naïveté toujours renouvelée, qu'on croit liée à l'existence d'un référent qui s'imposerait au journaliste. La force de la croyance en une «réalité » externe est telle que, quoi qu'on fasse, le discours de l'information est toujours, sans cesse, spontanément perçu comme un «reflet» de cette réalité supposée. Cela fait oublier que, devant l'actualité, le lecteur-téléspectateur est dans l'horizon d'attente d'une consommation de signes toujours plus ou moins marquée par la répétition. C'est pour cela d'ailleurs que le lecteur, plus encore que le téléspectateur, est fidèle à «son» journal : il sait d'avance ce qu'il va y trouver parce qu'il le retrouve ; les changements de maquette sont donc légitimement perçus par le lecteur comme une trahison : il ne reconnaît pas son journal parce qu'il ne s'y retrouve pas.

C'est pour cela que la démarche de ce livre est résolument synchronique. Ce n'est pas l'effet d'un refus de l'histoire des formes de l'information, mais plutôt celui d'une assez remarquable résistance de ces formes au changement. Et, dans la mesure où ce livre constitue une sorte de manuel d'analyse du discours de l'actualité au quotidien, il examine davantage les formes «basiques» que les variations au fil du temps. Pour ne prendre qu'un exemple, la forme du journal télévisé français a peu changé depuis 1971 où Joseph Pasteur et Pierre Desgraupes ont rapporté des USA la forme devenue canonique du présentateur face à la caméra et au prompteur. Cette forme canonique, dont E.Veron a fait une lumineuse analyse, a, au fond, peu changé, et les modifications introduites depuis lors, soit dans la disposition des parties de l'énoncé (rubriques), soit, plus encore, dans l'apparition d'autres formats (journaux courts, à l'instar du 8 1/2 , ou journal sans présentateur, etc.) ne prennent sens que parce qu'ils constituent des écarts par rapport au journal «classique». Ce n'est donc qu'à la marge, si on peut dire, que la question se pose. Il en va de même pour les formats des journaux imprimés : la montée du format tabloïd, à partir de la fin des années 60, qui renoue avec l'usage des «petits journaux» du siècle dernier a modifié sensiblement l'organisation des pages, mais n'impose pas de changement dans la méthode d'analyse. La même remarque vaut pour la justification usuelle des titres, les usages de la couleur, des photographies et des infographies.

Le rapport entre diachronie et synchronie peut aussi être envisagé de la façon suivante : l'ensemble du dispositif propre aux médias constitue un ensemble de macro-fonctionnements discursifs qui surdéterminent les micro-fonctionnements langagiers (tel article, à tel moment). Ce n'est qu'au niveau macro qu'on peut saisir vraiment l'emprise des conditions productives sur les discours, et, à partir de là, leur enracinement dans la société et dans l'histoire. Cela justifie amplement la perspective diachronique. C'est donc en connaissance de cause qu'une autre perspective est retenue ici. Cet ouvrage, qui traite du discours médiatique en synchronie, n'échappe pas au fait que ses exemples sont datés. C'est d'ailleurs une contrainte forte de quiconque travaille sur l'actualité que d'être condamné à se fonder sur des énoncés qui renvoient toujours à quelque chose de daté et de passé. L'actualité n'est pas durable. Mais l'important ici, ce sont les outils et les méthodes qui, forcément, produisent des résultats différents lorsque les objets du discours changent. Mais la démarche reste valide.

Aussi, la question de l'historicité de ces formes se pose moins ici que celle de l'historicité des outils et des méthodes. Ce livre s'inspire des éléments fondamentaux de la linguistique et de la réflexion sémio-pragmatique qui s'est développée depuis une trentaine d'années. C'est pourquoi le premier volume examinait successivement le dispositif, l'énonciation, et la référence. Cette démarche suppose donc acquise la théorie des actes de discours : informer, ce n'est pas seulement dire quelque chose au sujet du monde, c'est d'abord dire qu'on informe. L'actualité, le nom l'indique assez, est un acte, et cet acte est le produit d'un discours, mis en forme, mis en scène. Cela est assez largement reconnu désormais pour justifier la forme quasi didactique qu'on trouvera ici. En revanche, ce livre ne cherche pas à ouvrir un débat proprement linguistique sur certains aspects pourtant majeurs de l'information. Par exemple, on ne discutait pas en termes strictement linguistiques, dans le précédent volume, de la dimension performative de l'information : à l'évidence, l'information n'est crédible que parce que ses énoncés se donnent comme constatifs, et non comme performatifs ; de la même façon, on ne trouve guère d'exemples dans l'information de la propriété performative d'énoncés non-performatifs comme l'impératif ou l'interrogation qui sembleraient au lecteur contredire la fonction même de l'information : dire un état du monde, et non l'ordonner ou l'interroger. Cela présente des conséquences considérables sur la stratégie argumentative comme on verra. Les énoncés d'information se présentent toujours, a priori, comme de simples descriptions d'actions. Il n'empêche que la construction de l'attente de ce qui va se passer, où nous indiquions naguère qu'elle est le véritable but de l'actualité (je dis ce qui se passe ou vient de se passer pour faire attendre la suite) a bien une valeur performative. De la même façon, il est facile de trouver dans l'information un acte illocutoire : l'organisation même de la page ou de la succession des énoncés, les titres, la hiérarchie imposée par la typographie ou la scénographie correspondent bien à ce qu'Austin appelle un acte illocutoire ; il nous faut rappeler ici l'insistance d'Austin sur le fait que l'acte illocutoire est toujours conventionnel : l'acte illocutoire n'est pas seulement la conséquence du contenu sémantique des énoncés, il ne se réalise que par l'existence d'une sorte de cérémonial social (la grand-messe du 20h, ou le journal radiophonique ou imprimé, comme prière du matin) qui attribue une valeur particulière aux énoncés produits dans telle ou telle circonstance. Pour ne prendre qu'un exemple, Le Monde daté du 25 mars 1999 titrait à la une sur 5 colonnes L'OTAN déclare la guerre à la Serbie . Ce titre purement constatif était parfaitement inattendu, et très différent, illocutoirement, du contenu sémantique attendu, et explicité dans la première phrase du chapô : «Le refus par Belgrade du plan de paix au Kosovo contraint les États Unis et leurs 18 alliés à l'option militaire ». Enfin, si l'information constitue bien un acte illocutoire, elle est aussi un acte perlocutoire : elle est un acte de production de l'opinion.

Le discours analysé ici est toujours, comme le dit P. Charaudeau, «tourné vers autre chose que les seules règles de la langue». Le discours de l'actualité est ce qui relie un énonciateur, un énonciataire, une situation de communication, et un référent. On peut donc raisonnablement tenter d'analyser l'articulation des conditions extra-discursives et intradiscursives de ce discours. Certes cette articulation ne peut être poussée jusqu'à son terme que dans l'analyse d'un cas particulier : par exemple le très remarquable Construire l'événement d'E.Veron repose sur le cas particulier d'un accident dans une centrale nucléaire. Ici, en revanche, cette articulation est pointée dans ses dispositions les plus générales, à l'aide de seuls exemples particuliers. La question qui sous-tend ce livre est donc bien que le sens n'est jamais donné par avance, mais qu'il est construit, ou plutôt co-construit, d'une double façon. D'une part, le locuteur n'a pas une souveraineté absolue sur l'énoncé qu'il profère, puisque cet énoncé n'existe, encore une fois, que mis en page ou en écran ; dans cette mesure, le dispositif co-produit le message. D'autre part, il n'existe de sens qu'actualisé par la lecture. Quelle part, donc, faire à la réception ? L'information vise des effets de sens, mais ce ne sont que des effets attendus. Rien ne prouve l'effet réellement produit.

L'analyse de discours permet de mettre en évidence des traits structuraux de l'information ; il en existe trois principaux : c'est une communication à sens unique même si l'énoncé comporte une foule de citations ; c'est, pourrait-on dire paradoxalement, un monologue polyphonique. C'est aussi une communication qui n'est pas réversible, car l'allocutaire reste muet. C'est enfin une communication qui peut mimer l'interactivité, mais cette interactivité n'y est jamais qu'une figure. En revanche, le locuteur ne peut être compris que s'il «programme» la lecture ; la lecture ne peut donc être comprise à son tour que comme programme de lecture, elle est le fait d'un lecteur «in fabula», lecteur idéal. Le lecteur sémiotique est d'une autre nature que le public du sociologue : pour le sémiologue, la lecture d' un texte est d'abord la mise au clair du processus de génération de sa structure, mais, en même temps, comme l'indique clairement U.Eco (Lector in fabula, p.8) toute description de la structure d'un texte «doit être en même temps la description des mouvements de lecture qu'il impose». L'idée de coopération interprétative qu'a poursuivi U.Eco depuis L'oeuvre ouverte, et tant d'autres après lui, justifie la terminologie employée dans ce livre en ce qu'elle fait explicitement référence à une communication : l'«émetteur» y est nommé locuteur, le destinataire y est désigné comme allocutaire, et les deux comme « interlocuteurs ». C'est assez dire que l'information n'y est pas visée comme transmission, mais comme construction coopérative du sens, dans le langage. L'analyse de la réception, telle qu'on l'entend aujourd'hui, procède d'une autre démarche, sociologique (cf. le remarquable numéro d'Hermès intitulé A la recherche du public), ou psychosociologique (Cl.Chabrol). C'est aussi pourquoi ce livre est moins une analyse de la production du texte d'information que de sa compréhension. En fait, il y a trois niveaux de pertinence dans l'analyse du discours : l'étude de l'énonciation permet de mettre en évidence les conditions discursives de production des énoncés ; celle de la réception vise les conditions d'interprétation ; et la visée d'ensemble relève d'un troisième niveau, celui des conditions de construction du discours.

Toute étude des conditions sémiotiques de production textuelle repose désormais sur une problématique d'ordre socio-discursif ; une approche purement immanentiste, comme le demandait l'École de Paris (Greimas) il y a 20 ou 30 ans, n'est plus acceptable. Nous percevons le monde à partir de catégories de sens qui reposent sur des catégories de formes, socialement validées. Cet ouvrage vise à mettre en évidence le double mouvement simultané du sens. Le sens, en effet peut être examiné dans une double direction : vers l'extérieur du langage, et le sens renvoie alors au monde (ce sont les mécanismes de la référence examinés dans le précédent volume) ; ou vers l'intérieur même du langage, et le sens renvoie alors aux formes qui indiquent les choix faits par le locuteur (c'était l'objet du chapitre consacré à l'énonciation dans le volume précédent et c'est l'objet essentiel de ce second volume). Les formes, on le sait, sont signifiantes, et c'est ce qui sépare l'analyse du discours des analyses de contenu. Pour l'analyse de discours, le sens n'est perçu que comme une forme-sens. L'analyse consiste alors à repérer les traces qui renvoient aux conditions de production. Ces traces sont le support d'opérations qu'il faut reconstituer. Or ces opérations prennent la forme de règles d'engendrement des discours. Les repérer, les réunir, c'est en quelque sorte en faire une grammaire, c'est le projet de ce livre que d'y contribuer.

Ce livre n'est donc pas un livre de linguistique ou de narratologie. Bien que les références soient nombreuses à ceux qui ont exploré l'ensemble des stratégies discursives dans une perspective linguistique (J-M. Adam par exemple), ou telle de ses dimensions (G. Genette ou Ph. Hamon), il s'agit de montrer comment les outils élaborés par la linguistique textuelle éclairent la compréhension de l'information.

Un point encore doit être précisé par rapport à la forte tradition structuraliste de telles analyses : la plupart des analyses structurales font l'impasse sur la dimension du discours. Or nous avons affaire ici, depuis le lancement d'un sujet par le présentateur jusqu'au récit d'un témoin ou au commentaire d'un expert, à un discours "adressé", communiqué à un public éloigné et multiple, caractéristique de la communication de masse. C'est pourquoi, après la mise en place du cadre énonciatif du précédent volume, celui-ci est sans cesse confronté à la marge du discours, i.e. à l'osmose permanente entre le linguistique et l'extra-linguistique. Prendre l'exemple du compte rendu de l'investiture de Bill Clinton, pour exemple de l'apport de l'élaboration théorique de G.Genette à la compréhension du récit d'actualité, c'est mettre l'accent sur le fait que l'analyse "poétique" permet de comprendre, par exemple, la référence que fait tel ou tel journaliste aux figures de J-F.Kennedy ou de Th. Jefferson ; l'usage des références temporelles assez différentes d'un journaliste à l'autre, l'organisation du récit en somme, est le moyen de donner à cette investiture la signification politique qui prévaut ici ou là. Le journaliste n'est pas maître du calendrier politique des USA, ni de la culture (ou de l'inculture) historique de ses lecteurs, mais l'organisation narrative permet une focalisation par l'organisation du temps qui reconstruit le sens d'un événement de nature évidemment extra-linguistique. Le contexte est omniprésent dans l'information, et c'est bien le problème, parce que les savoirs enracinés dans la culture des lecteurs sont restructurés par le texte de l'information. Et c'est bien le but de cet ouvrage d'expliquer de quelle façon, et par quels moyens.

Cet ouvrage commence donc par l'examen du temps, en un chapitre un peu différent des suivants, parce qu'il est dans une sorte de surplomb par rapport à la suite, parce que l'actualité est d'abord un instrument de production du temps social. La triple mimésis mise en évidence par Ricoeur sous-tend cette analyse qui s'inspire également de l'opposition entre temps raconté et temps commenté que H.Weinrich proposait en écho et en opposition à la distinction faite par E.Benveniste entre temps du récit et temps du discours. Cette opposition de deux registres temporels est assez complexe à la télévision, notamment en direct, parce que l'image y réunit dans un seul temps tout à la fois l'événement, sa saisie, et sa réception, comme B.Stiegler l'a bien montré, indiquant que cela produit une forte rupture avec la conscience historique de l'événement, et une nouvelle expérience collective du temps. Du fait de l'image, la télévision permet d'examiner comment le rapport entre l'énonciation et l'énoncé se joue dans le temps représenté. Plus nettement qu'à l'écrit, l'actualité télévisée est fondée sur l'expérience subjective du présent, sur un aujourd'hui-maintenant tyrannique. Si la presse écrite use abondamment du passé et peut aisément préfigurer l'avenir, le passé se raréfie de plus en plus dans l'information télévisée, et le futur, qui évidemment n'est pas montrable, est quasiment inexistant.

Après le cadrage général que permet d'examen de la temporalité, ce livre explore les principaux modes d'organisation discursive, narratif, descriptif, argumentatif, envisagés ici comme instruments de la stratégie éditoriale des organes d'information.

Le mode de la narration, que l'antiquité grecque opposait au drame, a fait l'objet, depuis deux générations, d'une foule de travaux qui en ont fortement renouvelé l'approche, après la relance de la réflexion suscitée par les formalistes russes de la première moitié de ce siècle. Ce n'est évidemment pas ici le contenu des événements racontés qui est visé (alors que cette histoire des histoires serait passionnante à réaliser dans une approche diachronique), mais le discours qui les raconte, par où on peut tenter de saisir l'acte même de raconter, par exemple dans l'entremêlement des voix du récit et les logiques narratives. Là encore, la comparaison des médias écrits et télévisés recèlent des surprises, d'abord du fait du direct qui brouille l'écart entre narrateur et commentateur, mais aussi parce que la télévision répond par des images et des sons aux questions : qui voit ? (ou qui a vu ?), qui entend? (ou qui a entendu ?), questions pour lesquelles F. Jost a proposé naguère les concepts d'ocularisation et d'auricularisation, notamment dans son ouvrage au titre parfaitement suggestif, L'oeil caméra.

Cette distinction entre les outils de l'écrit et ceux de l'audiovisuels semble encore plus forte quand il s'agit de décrire, tant dans l'examen des formes mêmes de la description que dans ses fonctions. Pour "mettre les choses sous les yeux" en effet, la télévision peut donner à voir des images, justement. On pourrait donc croire facilement que de ce fait l'image peut décrire pendant que le texte raconte. Est-ce bien aussi simple ? Ce serait supposer qu'à l'organisation thématique et hiérarchisée de la description écrite, s'opposerait une sorte de globalité définitive de l'image. Ce livre montre plutôt que les différentes façons de faire-voir sont autant de façons de faire-savoir, et donc d'organiser des savoirs et leur transmission, bref une culture ; l'organisation descriptive de l'image télévisée est moins éloignée qu'il ne semble de la description écrite, du moins dans la "programmation" de sa réception.

Faire-voir, faire-savoir, faire-croire. C'est cela tout ensemble, l'information. Et il est bien difficile de dire si on raconte pour raconter ou pour argumenter, si on décrit pour faire-voir ou pour faire-croire. La distinction entre les modes d'organisation du discours est donc un moyen d'analyse du fonctionnement discursif, pas un présupposé sur ses finalités. C'est pourquoi la question de l'argumentation vient à la fin, parce que, contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans le discours politique voué tout entier à persuader, l'information n'a pas d'abord pour but de convaincre. A moins de considérer, avec O.Ducrot, que l'informativité est toujours seconde , et que la prétention à dire la réalité du monde n'est qu'un travestissement de la volonté d'agir sur l'opinion de l'autre. Ce point de vue, on le sait, est soutenu avec quelque solidité par les travaux sur les interactions verbales développés depuis vingt ans. C'est bien ce qui conduit à envisager l'argumentation, après Ducrot, non pas comme une suite d'arguments, mais comme un enchaînement qui conduit à une conclusion, éventuellement absente. Cela oppose sensiblement cette démarche à celle de Perelman et Olbrechts-Tyteca pour qui les arguments reposent sur des techniques de comparaison, d'opposition, etc.. C'est faire de l'argumentation un ensemble beaucoup plus vaste que la rhétorique. C'est donc refuser une conception descriptiviste pour laquelle les enchaînements se feraient sur les faits (sur la réalité du monde), et non sur les énoncés. C'est prendre en compte, dans les énoncés, le jeu entre le posé et le présupposé, dont l'information fait un très large usage, notamment dans les titres ; c'est prendre en compte les contraintes de la langue et aller un peu plus loin en considérant l'orientation argumentative portée par les choix langagiers. C'est enfin considérer que l'information comporte toujours des topoï, les lieux communs (notamment moraux) qui permettent de passer d'un énoncé à une conclusion laissée au destinataire. L'usage qui est fait ici des concepts empruntés à la rhétorique ancienne (ethos, pathos, logos) indique qu'il y a bien une véritable rhétorique dans l'information, ne serait-ce que pour afficher, sinon une objectivité mythique et introuvable, du moins une quasi-neutralité. L'argumentation existe bel et bien dans l'information, en tant que telle, plus facile d'ailleurs à circonscrire dans l'information écrite, notamment en matière politique, tandis que la télévision demande davantage de participation ou d'interprétation de la part du téléspectateur.

Au bout du compte, l'argumentation est d'abord ce par quoi on peut convaincre le lecteur ou le téléspectateur que ce qui est dit ou montré constitue une vérité sur le monde réel. C'est là en somme, dans une disposition proprement communicationnelle, que repose le pouvoir des médias.

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Ne sont indiquées ici que les références qui ne sont pas citées dans le corps de ce livre.

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